Czesław Miłosz : Le châtelain
Czesław Miłosz : Qui est Gombrowicz ?, dans Cahier de l’Herne Gombrowicz, 1971. Trad. du polonais par Thérèse Douchy.
Extrait :
Gombrowicz était un jeune châtelain polonais à une époque de l’histoire qui tournait en ridicule et en honte le fait même de cette institution. On peut d’ailleurs admirer qu’en Pologne le château ait aussi longtemps conservé la couleur tendre et respectable du milieu le plus enraciné dans les traditions indigènes. Au seuil du XXe siècle. Sienkiewicz écrit La Famille des Polaniecki ; au XXe siècle paraissent les romans de Weyssenhoff et d’autres « scaldes » de la noble maison familiale. Les attaques venant de gauche dirigées contre la classe des possédants, des propriétaires fonciers manquaient leur but. En effet, il ne s’agissait pas seulement des usines agricoles menant une existence ininterrompue durant des siècles, depuis l’apparition de l’économie domaniale, et tirant leurs revenus du travail humain. L’exploitation de l’homme, la dépendance où les faibles se trouvent vis-à-vis des plus forts ont la vie dure, et ce n’est pas à nous, aujourd’hui, de parler au nom d’une société juste. Mais le château célébrait tous les jours la séparation des hommes qui se réunissaient dans leur salle à manger ou dans leur salon avec vue sur un gazon, et des sous-hommes, des Caliban qui s’affairaient dans les champs et à la cuisine, et cette séparation était voilée par la tendresse bucolique de la culture polonaise. Il faut dire que l’esprit de l’histoire s’est longtemps montré indulgent pour cette configuration. Encore aujourd’hui, nous ne nous arrêtons pas aux créatures grâce au travail desquelles des banquets aussi charmants avaient lieu à Soplicowo [1].
Il y avait sans doute également une raison particulière à ce rideau symbolique de gazon, verger, jardin potager derrière lesquels seulement se cachaient les logements des domestiques : le château reproduisait à l’échelon le plus bas un modèle général, en vigueur à tous les autres échelons. La domesticité ne devait pas seulement travailler pour les maîtres, sa dépendance l’obligeait à des courbettes, à de grands sourires de feinte amitié, et les filles, aux aguichants gloussements en réponse aux avances du seigneur. Un peu plus haut, le hobereau faisait des courbettes et léchait les bottes d’un seigneur de vastes domaines qui, à son tour, gagnait par la flatterie les faveurs d’un magnat. Ce modèle semble impérissable, puisqu’il a été transmis à la bureaucratie, comme les clients des bureaux polonais, aussi bien avant qu’après la guerre, ont pu s’en convaincre : minauderie devant ceux dont on dépend, indifférence au sort de ceux qui dépendent de nous.
L’aventure de Gombrowicz se résume ainsi : moi, Witold Gombrowicz, je suis un homme et je suis moi, mais on m’empêche d’être un homme et d’être moi-même, car j’ai été classé. Je suis le châtelain Witold, j’appartiens aux supérieurs et les inférieurs ne me considèrent pas comme moi-même mais comme un châtelain. La clé de toute la philosophie de Gombrowicz se trouve dans ses confidences sur les jeux avec les enfants de la ferme et l’engouement pour le réfectoire des domestiques. Bien entendu, il n’est pas le seul à avoir acquis dans son enfance cette honte du costume, du geste, de la coutume imposés. Mais les autres choisissaient simplement de fuir le château en effaçant les traces. Gombrowicz était un esprit indépendant et il était de bonne heure arrivé à la conviction qu’il ne sert à rien à un bossu de faire comme s’il n’avait pas de bosse, au contraire, en se disant bossu, il recouvre son humanité au dos droit. Il a transposé cette méthode dans son explication avec une autre (ou était-ce la même ?) bosse polonaise. Tous ses livres évoluent le long d’un axe qui lie la supériorité et l’infériorité en un ensemble où elles se conditionnent réciproquement. Les paysans debout devant le perron du château « gonflent » la supériorité du maître qui leur tient un discours le chapeau sur la tête et protégé par un parapluie. Le maître reste maître aussi longtemps qu’une distance physique le sépare du rustre. Touché par le rustre, il perd sa faculté de seigneur, il se vide brusquement de son sang bleu. Gombrowicz a, par la suite, enrichi cette opposition en y ajoutant d’autres : maturité - immaturité, laideur de la vieillesse et beauté de la jeunesse,patrie - « filistrie » [2] et un jeu de ces antithèses. Le supérieur écrasé par sa propre fausseté, la fausseté de la Forme, rêve de l’inférieur, l’inférieur veut devenir supérieur, le mûr rêve de se renouveler dans l’immaturité, l’impubère désire inconsciemment se soumettre au mûr, le cadet imite les gestes de l’aîné, mais l’aîné, conscient de ses rides, adule le jeune homme. Au salon, au milieu d’adultes laids, mûrs et représentant la patrie, le jeune châtelain rêve de garçons de ferme, d’infériorité, de filstie. L’artiste lui-même, conscient que la Forme le raidit et le déshérite de possibilités indéfinies (puisqu’elle est un choix), rêve de pacotille, de camelote, de tout ce qui est « non-artistique », bébête mais vivant.
Les contes philosophiques de Gombrowicz (son œuvre n’est rien d’autre) se jouent au château et à l’auberge, à moins que ce ne soit un château menacé d’une rixe digne d’un mauvais lieu, qui le mettra à nu et l’authentifiera. Une brève revue le prouve :
Yvonne, princesse de Bourgogne. Le château sous la forme d’une cour royale de conte de fées.
Le Mariage. Henri voit en rêve le château de son enfance transformé en auberge et sa fiancée en bonne à tout faire. Une métaphore de la Pologne ? Le château ou bien l’auberge ?
Trans-Atlantique. La légation égale le château. Pyckal, Baron, Ciumkala, personnages de l’auberge. L’estancia de Gonzalez, équivalant exact du château polonais.
La Pornographie. Le château polonais pendant l’occupation allemande.
Ceux qui trouvent le fond « non réaliste » (je ne parle pas de motifs de l’action, ils ont un autre but), prouvent qu’ils n’allaient pas à la campagne pendant les années de guerre.
Cosmos. Une pension de famille à Zakopane, mais c’est le pique-nique qui est essentiel, et qui est on ne peut plus un goûter sur l’herbe des messieurs et des dames du château.
Opérette. Le château Himalay à la veille et pendant la révolution, mais c’est une révolution de laquais. Autrement dit, la révolution telle que la voient les châtelains : une rébellion de rustres, de la valetaille. Dans le premier acte, les laquais lèchent (et pas au figuré !) les bottes des maîtres.
Il faut y ajouter les nouvelles et avant tout Le festin de la comtesse Fritouille où des gens du monde mangent le corps de Chou-fleur, enfant de pauvres paysans.
Gombrowicz a vécu à une époque qui, ni quantitativement ni qualitativement, ne ressemble à aucune autre et qui se distingue par le nombre de cas de « contagion » de la folie aussi bien individuelle que collective. Sa dot polonaise aurait pu être pour lui, comme elle l’a été pour bien d’autres, un poids, mais parce que, au lieu de l’accepter inconsciemment il avait concentré sur elle son attention, elle est devenue son atout le plus précieux. Une comparaison de Gombrowicz avec les auteurs occidentaux, par exemple avec Sartre, dévoilerait chez ces derniers l’indigence de leur expérience du socio-historique vécu, indigence qu’ils essaient de compenser avec de la théorie. Un noble polonais était à cet égard mieux préparé. L’effort de Gombrowicz visait à se guérir soi-même, ce qui est souvent plus efficace que de vouloir guérir le monde-abstraction. Son œuvre confrontée avec presque tous les livres de ses concurrents occidentaux frappe par sa lucidité, par sa sobriété classique et par l’ordre du langage. D’ailleurs, dans l’interview accordée au Nouvel-Observateur, Sartre lui-même suppose que le roman « naïf » n’est plus possible (on nous l’a déjà dit) et que c’est Gombrowicz qui a donné le modèle du roman « analytique » d’avenir en composant ses romans comme des « machines infernales » qui se détruisent elles-mêmes. Ce que l’on appelle habituellement « valeurs esthétiques » ne doit pas nous occuper ici outre mesure. Bien sûr, un artiste-artisan doit savoir mettre les couleurs comme il faut, pourtant une tout autre chose décide de ce qu’il est lui-même : savoir que « la vérité est avec lui ». Sans doute, il serait inconvenant de ramener les œuvres de Gombrowicz à leur ossature d’idées : son esprit comme celui de tout véritable écrivain conduisait autant qu’il était conduit par ce qui se créait sous sa plume. Néanmoins son œuvre avance à l’adresse des contemporains, des propositions et certaines d’entre elles se laissent saisir, à condition de ne jamais oublier que la « compréhension » de bien des éléments de cette œuvre, pas très clairs pour l’auteur lui-même, sera toujours incomplète.
Né sans l’avoir demandé, jeté dans la vie, je manque de fondement pour déclarer que quoi que ce soit en dehors de mon « moi » existe. Seules les données de mon esprit me sont accessibles (Gombrowicz répétait toujours, obstinément : Descartes, Kant, Husserl). Je n’ai aucun fondement non plus pour me prononcer sur un quelconque principe objectif du cosmos, des « lois » quelles qu’elles soient, même celle de causalité. Et ce qui semble vraiment à moi ne l’est pas, car je suis pris dans l’entrelacement des hommes, continuellement façonné par eux, la seule réalité c’est la réalité inter-humaine, les hommes se créent sans cesse réciproquement, seul l’homme peut être dieu pour un autre homme. Moi, Gombrowicz, châtelain et écrivain polonais, je m’efforce d’être « moi », envers et contre les masques que me pose mon origine noble et la tradition historique polonaise.
[1] Où se déroule l’action de Pan Tadeusz de Mickiewicz.
[2] « Filistrie », entité se réclamant du Fils, comme la Patrie se réclame du Père (Trans-Atlantique).