Jarocki : Entretien avec Wanat
Jerzy Jarocki : Les choix et les hasards, un entretien d’Andrzej Wanat avec Jerzy Jarocki, dans la revue Teatr, 1992, n° 2.
Extraits :
Jerzy Jarocki : A l’occasion de quelques premières de cette pièce, on a écrit beaucoup, mais ceux qui s’aperçoivent de l’actualité du Mariage sont peu nombreux. Le plus souvent, ce sont les étrangers qui s’en aperçoivent. Il n’y a pas longtemps, Madame Ingeborg Knaulh a écrit dans Theater der Zeit, au sujet du spectacle de Cracovie (qu’elle avait vu à Wroclaw) : « c’est pour moi une variante de la philosophie gombrowiczienne, du pouvoir de la forme d’une actualité frappante... », « ... le pressentiment d’une expérience à venir des plus désastreuses. Le pressentiment de la venue de l’homme déformé. » Le père Tischner le prévoyait dans ses conversations avec nous - quand il est venu au Teatr Stary pour les répétitions du Mariage. Dans le programme, j’ai cité une phrase de son article paru dans Tygodnik Powszechny : "« L’adversaire a changé, la question persiste. Elle est toujours la même : à qui appartient l’homme ? »
Selon moi toute intelligence des choses, le théâtre inclus, se trouve devant la nécessité de répondre aux multiples questions. Un désordre des notions se crée. Les attitudes commencent à se différencier fortement. Les attitudes anciennes, laïques ou libérales, sont remplacées par des attitudes d’extrême droite, nationalistes. Et que représente Le Mariage, sinon une tentative pour aller au plus profond des questions les plus essentielles ! [...]
Jerzy Jarocki : Il suffit qu’on revienne encore au Mariage de Gombrowicz. Il s’avère que là, il y a retour au romantisme, non directement, mais à travers une déformation. L’attitude de Henryk, et par là de Gombrowicz, est prométhéenne telle que Goethe et les romantiques la comprenaient. Henryk - homme, est un rebelle, justement contre Dieu, contre une sorte de thèse au nom de l’homme. Dans cette déformation de Gombrowicz, on ne dit pas qu’il le fait pour l’humanité. Il le fait pour lui-même. Mais on entend ici quelque chose qui dit qu’il veut voler quelque chose à Dieu. « Personne, à part moi, ne s’est trouvé devant un si grand problème » - dit Henryk. Il doit résoudre des problèmes énormes, dépassant le niveau personnel. Et c’est dans ce sens que cela représente un retour à l’attitude post-romantique, peut-être profondément ironisée par Gombrowicz, déformée par tout ce chemin psychanalytique qui mène aux profondeurs de l’homme. Henryk analyse lui-même ses relations avec son entourage. La situation de l’individu par rapport au groupe de pression, aux autres. Il est toujours conscient qu’il prend parti contre une hiérarchie bien établie qui se réduit aux valeurs chrétiennes. Dans ce sens, il est prométhéen à sa façon, gombrowiczienne. Quand l’idée du prométhéisme est compromise, Gombrowicz propose une nouvelle interprétation contemporaine. Et le prométhéisme revient. L’homme a sûrement certaines chances.
Andrzej Wanat : A contresens des idéologies du XXème siècle marquées par le prométhéisme.
Jerzy Jarocki : Les idéologies prométhéennes du XXème siècle ont ridiculisé le mythe grec. C’est l’interprétation de Gide, et celle de Herbert. C’est déjà fini. Chez Gombrowicz, on voit le retour au romantisme, à la compréhension du problème selon Goethe.
Andrzej Wanat : Je pensais à ces idéologies prométhéennes où le sujet n’est pas tellement l’individu, mais les masses ; même le socialisme comporte certains éléments prométhéens.
Jerzy Jarocki : Oui, mais dans ce cas l’opposition, l’audace de Gombrowicz réside dans le fait qu’il mise de nouveau sur l’homme, sur l’individu. [...]
Jerzy Jarocki : Le Mariage est encore à parfaire. En ce moment, je n’ai pas envie de m’en occuper. Mais il y a des choses à parfaire là-dedans. Le Mariage donne énormément de possibilités à l’acteur. Amener l’acteur à les utiliser toutes aurait été une mise en scène idéale ! Pour ne citer que ce passage d’une réalité à une autre. Je n’ai rencontré aucune autre pièce qui donne tant de possibilités au théâtre et à l’acteur que Le Mariage.
Dans les mises en scène du Mariage que j’ai montées auparavant, le plus souvent tout se terminait au moment où les acteurs avaient fait un excellent travail sur leurs rôles. Mais depuis un certain moment ce qui m’intéresse c’est d’aller au-delà du théâtre, du rôle. Parce qu’il y a un dépassement, et c’est cela justement qui donne de la force à cette pièce. II y a la transcendance. Prenons par exemple le Père ; la notion du « père » conçue par Henryk. Le père l’accepte, puis, l’exagère, ensuite, il construit une machinerie soutenant la notion de « paternité ». Il devient roi pour sauver sa peau, pas seulement pour sauver quelques valeurs auxquelles il croit, mais tout simplement pour que Henryk ne l’anéantisse pas. Le père sait qu’il est un personnage théâtral, qu’il est un rôle. Et Henryk dit : Faites attention, parce que, si seulement je cesse de rêver, vous n’existerez plus. On peut ignorer ce danger, le théâtre peut ne pas en tirer de conclusions. Mais on peut soulever ce défi.
Meilleur est l’acteur, plus il en profitera. Il sera conscient que son existence fictive peut cesser, et son attitude face à ça sera extrêmement humaine, pleine de douleur, de crainte. L’existence imaginaire qui plaît déjà en tant qu’un tout en soi, une construction, peut s’interrompre. Sans parler des valeurs. Il se battra pour ça, il dépassera le personnage imaginaire, il en créera un nouveau, il voudra, avec l’aide du second, protéger le premier.
Dans le cas de Henryk, ce dépassement est plus avancé. C’est déjà un glissement au-delà du théâtre.