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Salgas : Conseils à la littérature argentine

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Salgas : Conseils à la littérature argentine


Jean-Pierre Salgas : Quelques réflexions sur la « filistrie ». Autour de quelques citations de Gombrowicz, dans Witold Gombrowicz entre L’Europe et l’Amérique, dir. Marek Tomaszewski, éd. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2007.

Extrait :

Un Argentin authentique naîtra quand ils auront oublié qu’ils sont argentins - et surtout qu’ils veulent être argentins : la littérature argentine naîtra quand : les écrivains auront oublié l’Argentine... l’Amérique ! Quand ils se détacheront de l’Europe et que l’Europe cessera d’être pour eux un problème, quand ils la perdront de vue ; leur essence se révélera à eux quand ils auront cessé de la chercher.
Journal, 1959


En 1959, Gombrowicz qui côtoie certains protagonistes des mouvements de libération qui vont éclore en Amérique Latine (nous sommes aussi à l’aube de ce qui deviendra le boom latino-américain) s’adresse aux Argentins comme il a l’habitude de le faire aux Polonais. Texte à bien des égards surprenant. Car si sa Pologne est réelle, écartelée entre les trois tentations nommées Pimko, Zuta, Tintin, jamais l’Argentine n’atteint la même réalité (Witold, qui passe l’essentiel de son séjour sous le péronisme, n’en parle qu’une seule fois dans le manuscrit resté inédit des Pérégrinations argentines). L’Argentine reste toujours pour lui « un pays à l’envers » [1]. De deux manières : tantôt une anti-Pologne, une bonne contre-Pologne, y compris dans sa dimension d’inversion sexuelle, une « utopie » (le Retiro, Gonzalo, un certain Tandil), ce que pourrait devenir la Pologne si elle acceptait son immaturité. Dans les mauvais jours, une Pologne —bis, tentée par le provincialisme et le simulacre de maturité, c’est-à-dire fascinée, dominée par « Paris » : Tandil, Santiago del Estero, le clan Borges. Toujours pour lui l’Argentine est pour la Pologne, cousue à la Pologne. Il n’y a en tout cas pas de symétrie entre les deux nations, Gombrowicz veut moins argentiniser une Pologne devenue métonymiquement l’humanité, que dépoloniser l’Argentine. Une immense étendue non-morcelée grande comme la moitié de l’Europe, un pays neuf peuplé de fils (les pères sont restés en Europe), l’archétype de ce qu’aujourd’hui un Edouard Glissant appelle une culture composite, à l’opposé d’une culture faussement atavique. Des fils très à l’aise dans leur forme pourtant compliquée, qui réalisent un autre dosage de Forme et d’Immaturité. « Un mélange de races et d’héritages, à l’histoire courte, au caractère inachevé, aux institutions, aux idéaux, aux principes et au comportement encore mal établis, un pays magnifique c’est vrai riche d’avenir mais sans forme encore. » [2] L’atavique ne sait pas qu’elle est composite (les Juifs), la composite a des tentations ataviques...
En Pologne c’est à dire partout ? La Pologne, son retard, ses questions non-résolues, fonctionne comme une clé pour comprendre l’Argentine et partant, la planète. De nouveau, le titre de Conrad peut servir : Sous les yeux de l’Occident résume assez bien les deux tentations que Gombrowicz brocarde : une Argentine pour Paris ou Londres versus l’indigénisme, la N.R.F. versus les Indiens, Racine ou les racines... Face à cette double impasse, Gombrowicz, je le rappelle, invente le personnage théorique créole de Gonzalo, la fable théorique de la filistrie. Histoire d’introduire un peu de l’égalité des hommes dans l’inégalité des nations (difficile au passage de ne pas penser que ces quelques pages très denses pourraient servir à analyser le boom latino-américain et son local ratifié par Paris, et les grands écrivains qui voyagèrent dans ses marges... pourraient aider aussi à penser les dilemmes de l’art d’aujourd’hui, d’après Les magiciens de la terre : à quelles conditions un partage d’exotisme est-il possible ?). A l’heure de Testament, à Paris donc, Gombrowicz revient sur les deux voies des « écrivains polonais de sa génération », ce sont les mêmes que les argentines. La différence est de degrés, pas de nature, les nations réalisent des mixtes à partir de leurs psychoses, de leurs partages. Après tout, la Wilno de la République nobiliaire était très exactement une filistrie, plus Retiro que Polonia....


[1] Witold Gombrowicz, Journal, 1959.

[2] Ibid.

Ensemble des articles de Jean-Pierre Salgas sur l'oeuvre de Gombrowicz sur http://jeanpierresalgas.fr

Ouvrages de Jean-Pierre #Salgas sur l'oeuvre de Witold Gombrowicz