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Miłosz : Pour une autre Pologne

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Miłosz : Pour une autre Pologne


Czesław Miłosz : Pour une autre Pologne, paru en polonais dans la revue Kultura en 1988. Traduction française de Marie Bouvard dans le mensuel Magazine littéraire, n° 287, avril 1991.

Extrait :



Je verrais l’influence probable du Journal dans sa hardiesse contagieuse, et par là même libératrice, surtout à l’égard de ce que l’on appelle la culture, regardée comme une sorte de vache sacrée, qu’il s’agisse de concerts, d’expositions de peinture, ou de recueils de poèmes, qui prolifèrent bien que personne ne les lise. En d’autres termes, là où le public est intimidé, humble devant les créateurs et les interprètes, l’appel de Gombrowicz à ne pas renoncer à son propre goût, peut — dans ce pays également — fortifier l’individu dans sa lutte contre divers conformismes et snobismes raffinés.
Presque la moitié du livre est consacrée à la littérature polonaise ou à la Pologne, et les Polonais devraient hurler de douleur, car Gombrowicz règle ses comptes devant les étrangers, au vu de tout le monde, en déchirant la polonité à belles dents. Malmenant Sienkiewicz [1], éreintant même Mickiewicz [2], passant aux profits et pertes Żeromski [3], Wyspiański [4], Kasprowicz [5], méprisant à la fois envers Skamander [6], comme groupe sans portée pour le développement spirituel du pays, et envers les avant-gardes — à son avis quelque peu monstrueuses — il prive ses congénères d’une littérature digne de ce nom, n’y trouvant que les illusions d’un peuple vaincu en quête de réconfort. Il affirme que les Polonais, envoûtés par Sienkiewicz qui a créé le modèle de la beauté et de la vertu polonaises, se sont protégés des ferments intellectuels qui bouleversaient l’Europe occidentale et la Russie. C’est la raison pour laquelle ils n’ont jamais été profondément marqués par le marxisme. Il leur a été imposé de l’extérieur, mais, comme le note Gombrowicz en 1956, la France et l’Italie l’ont vécu plus intensément que la Pologne, « le pays le moins marxiste du monde ».
On ne trouve nulle part de témoignage plus sombre sur la Pologne des années 1918-1939 que dans le Journal : des classes sociales commes sorties d’un « rêve sarcastique », une impuissance généralisée à s’accomplir, les « dissonances diaboliques » de la campagne, et, en ville, des cafés pleins de gens qu’il compare à des arbres rachitiques poussant sur du sable, bref « une orgie d’irréalité ». Quant aux écrivains, incapables d’atteindre la Pologne véritable, on les voit essayer différentes idéologies pour trouver la plus seyante ; le roman est écrit par des femmes, féminin dans les formes et les sentiments, Witkacy [7], perdu par son démonisme pris au sérieux, comme Przybyszewski [8] avant lui s’était perdu dans le sien. Et quand tout s’accomplit, les écrivains polonais se réveillèrent brusquement en cage, sans comprendre ce qui leur arrivait. Et l’on peut dire d’eux qu’ils ont une existence faible, à peine perceptible, alors que lui seul, Gombrowicz, a la certitude d’exister.
C’est peu ? Les honteux secrets de famille étalés devant des étrangers qui n’éprouvent guère de sympathie envers la Pologne et prennent plutôt le parti de ses ennemis. « La Pologne... pays dont il est difficile d’imaginer ou d’exagérer l’étendue et la diversité de la misère humaine (wretchedness) », (Sir N.W. Wraxall, Memoirs of the Courts of Berlin, 1779). « Les Polonais sont les trompeurs les plus terribles et les plus dangereux, car ils savent se tromper eux-mêmes », ((Sir Robert Bruce Lockhart Journal, 6 janvier 1944). [...]
Gombrowicz dénudait pour réformer. Il voulait transformer les Polonais, les libérer de leur total assujettissement à cette déesse qui « crève, crève, et ne peut crever », les amener à affronter individuellement les problèmes fondamentaux de l’existence humaine, les obliger à fortifier en eux leur singularité contre une civilisation profondément sociale et collectiviste. Il est difficile de ne pas s’interroger sur ce qu’est devenu son programme aujourd’hui, après la catastrophe dont nous n’avons pas encore mesuré l’étendue.


[1] Henryk Sienkiewicz (1846-1916). Auteur des romans historiques ; symbolise la mentalité polonaise nationaliste.

[2] Adam Mickiewicz (1798-1855). Poète, créateur du romantisme polonais.

[3] Stefan Żeromski (1864-1925) romancier et nouvelliste célèbre du début du siècle.

[4] Stanisław Wyspiański (1869-1907). Peintre et dramaturge qui a réformé le théâtre polonais.

[5] Jan Kasprowicz (1860-1926). Poète, chantre de la nature et de la civilisation paysanne polonaise.

[6] Skamander, groupe de poètes créé au lendemain de la Première Guerre mondiale qui a dominé la vie littéraire polonaise des années 20 et 30.

[7] Stanisław I. Witkiewicz dit Witkacy (1885-1939). Peintre, philosophe, romancier et dramaturge dont l’œuvre fascinait Gombrowicz

[8] Stanisław Przybyszewski (1862-1937). Romancier, initiateur du modernisme polonais.