Souvenirs de Pologne
Wspomnienia polskie
Czerminska : A l’ombre du "Journal"
Małgorzata Czermińska : Les genres « bas » dans l’écriture autobiographique de Witold Gombrowicz, dans le volume Gombrowicz, une gueule de classique ?, dir. Małgorzata Smorąg-Goldberg, éd. Institut d’études slaves, Paris, 2007.
Extraits :
Souvenirs de Pologne et Pérégrinations argentines mènent leur existence modeste, vivotent pour ainsi dire à l’ombre du célèbre Journal. C’est indéniablement du Gombrowicz « version light », d’un calibre autrement moins sérieux. L’écrivain lui-même l’a fait savoir dans sa lettre à Artur Sandauer en qualifiant ces textes de « petites chroniques innocentes purement alimentaires ». Malgré ce ton détaché et malgré le fait qu’il ne les a jamais laissé publier de son vivant, Gombrowicz devait y tenir, s’il les avait conservés dans ses papiers. Pérégrinations argentines s’élaboraient parallèlement au deuxième volume du Journal et maints passages convergent, se copient même, comme le texte sur la jeunesse et la beauté des habitants de Santiago, descendants des Indiens. De même, Gombrowicz reprend dans son Testament, écrit vers la fin de sa vie, des situations, opinions et faits inclus dans ces soi-disant « chroniques alimentaires ». Visiblement, dans ces « p’tites chroniques » avaient été semés des grains d’autoconnaissance dignes d’être sauvés de l’oubli, puisque, bien des années après, ils se sont retrouvés dans cet important règlement de comptes avec soi-même. [...]
Ces deux unités se complètent et s’éclairent mutuellement. Les deux appartiennent à la littérature du « document intime ». Les deux sont adressées surtout au public en Pologne. Souvenirs de Pologne tout comme Pérégrinations argentines contiennent des éléments de style propre à la « gaweda », parsemés de phrases destinées directernent aux futurs auditeurs. En revanche, le jeu parfois agressif et raffiné avec le lecteur qui caractérise le Journal, cherchant la provocation et le duel intellectuel, en est absent. « J’écrivais pour les ennemis », dit Gombrowicz en 1958. Dans les deux cycles en revanche, la narration est menée non tant pour provoquer que pour éveiller la curiosité et pour informer l’auditeur, et les accents d’ironie et de moquerie, bien que présents, manquent de véhémence.
Les différents épisodes, toujours de même longueur, ont les dimensions typiques d’un feuilleton. Chacun possède une dramaturgie interne plus ou moins prononcée et un sujet propre, mais sans pour autant former un tout autonome, restant lié aux autres, et créant une série. [...]
Souvenirs de Pologne, malgré une découpe en épisodes, maintiennent une narration cohérente et continue. Le manuscrit de l’original qui a pu être conservé, nous apprend qu’à l’origine l’écrivain avait intitulé son texte « un peu de souvenirs polonais » suggérant une manière détachée, fragmentaire et ouverte de reconsidérer tout à fait librement le passé. Toutefois, le ton insouciant de causerie que l’écrivain adopte ne peut voiler le fait que les événements contés s’organisent en un tout ordonné et systématique, sorte de mémoires présentant l’écrivain sur le fond de son époque. Dès le sixième épisode, le titre subit un changement léger mais significatif ; il devient plus conventionnel et susceptible d’être interprété dans les catégories d’une entité générique. Le texte semble désormais promettre au lecteur qu’en lieu et place de quelques souvenirs, d’une poignée de réminiscences, il fournira au public un roman feuilleton qui délimite, dans la biographie de l’écrivain vivant depuis des années en Argentine, la période désormais close qu’englobe le titre ferme de Souvenirs de Pologne. Les mémoires ainsi intitulés donnent au premier abord l’impression d’une esquisse, mais le lecteur y retrouve sans peine une composition d’ensemble. [...]
Le principe qui organise l’ordre des événements dans Souvenirs de Pologne, c’est donc l’écoulement du temps. Le narrateur se démarque souvent de lui-même, protagoniste des faits qui ont eu lieu plusieurs dizaines d’années auparavant. Il souligne la perspective temporelle propre au genre épique ainsi que sa supériorité d’un écrivain reconnu sur le débutant cherchant sa place au soleil, qu’il était à l’époque racontée dans Souvenirs . Nombreux y sont les accents auto-ironiques. En parlant de soi, de sa formation intellectuelle et émotionnelle, de son œuvre, Gombrowicz se représente sans cesse dans le contexte de son entourage ; il parle des relations avec les gens, esquisse des portraits des personnes issues du milieu littéraire. Il accorde beaucoup d’attention au problème de l’évaluation de la « forme polonaise », de la mentalité de la société de l’entre-deux-guerres et surtout de celle des intellectuels, s’intéresse à l’attitude de la Pologne envers l’Europe et envers son passé le plus récent, analyse sa tendance à, comme il dit, « s’agripper coûte que coûte au nationalisme ». Le lecteur de ce que Gombrowicz a écrit entre les deux guerres, y compris les textes journalistiques et critiques, trouve dans Souvenirs beaucoup d’allusions, aussi subtiles qu’importantes (et qui ne pourront pas être mentionnées ici faute de la place qu’ils mériteraient). Elles auraient confirmé, en effet, qu’en rédigeant les Souvenirs, au début des années soixante, Gombrowicz s’identifiait en grande partie à l’homme qu’il était dans les années trente, tel qu’il le décrit à la fin du livre.