Karpinski : « Journal » et Nietzsche
Wojciech Karpiński : Le style de Gombrowicz, (1984) dans Ces livres de grand chemin, trad. d’Elisabeth Destrée-Van Wilder, éd. Noir sur Blanc, Paris, 1992.
Extrait :
Si je devais désigner la parentèle spirituelle du Journal, attribuer à Gombrowicz une généalogie (il aimait ça), je ne citerais aucun Polonais, je désignerais Nietzsche. De nouveau, il faut le dire : il ne s’agit pas d’une influence ni d’une continuation, niais d’une affinité de deux styles spirituels. Celui à qui je pense, ce n’est pas le créateur extatique de Zarathoustra, non pas le chantre de l’éternel retour, ni le philologue dionysiaque de Naissance de la tragédie ni le génial auteur d’Ecce homo ou de L’Antéchrist, se divinisant, un sourire de bonheur aux lèvres, déjà en proie aux furies, mais le critique étonnamment lucide de la tradition européenne, le grand analyste de la maladie contemporaine de la pensée, l’artiste et le moraliste. Si je devais désigner dans la littérature du XXe siècle un digne continuateur du Gai savoir, du criticisme nietzschéen et de la poésie nietzschéenne, je répondrais : Gombrowicz dans son Journal. Le Nietzsche sceptique, le Nietzsche réduisant les idoles en cendres, le Nietzsche libre, riant, dansant se retrouverait dans les paroles de Gombrowicz :
L’art a en lui quelque chose de triomphal, même lorsqu’il se tord les mains de désespoir. Hegel ? Hegel n’a pas grand-chose de commun avec nous, car nous sommes danse.
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Le Nietzsche artiste se retrouverait en lui, le Nietzsche auteur de phrases légères, rappelant Hermès aux pieds ailés. Mais pas le Nietzsche philosophe, le prophète de la foi nouvelle.
Nietzsche et son affirmation de la vie ? Allons donc ! Nietzsche n’avait pas la moindre intuition de ce genre de questions : rien de plus livresque ni de plus risible, de plus dépourvu de goût que son fameux Surhomme et sa jeune Bête humaine ! Non ! Nietzsche a cent fois tort, puisque ce n’est jamais la plénitude, mais au contraire l’élément d’insuffisance, le pire, l’Inférieur, l’immature qui sont essentiellement particuliers à tout ce qui est jeune, c’est-à-dire à tout ce qui vit.
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Gombrowicz artiste et moraliste, proche de Nietzsche dans ces domaines, entretient à l’égard de la philosophie une relation sceptique et utilitaire. C’est là que leurs routes divergent ; on peut dire aussi, si vous préférez (comme je le préfère moi-même), que Gombrowicz antinietzschéen est le continuateur artistique du Nietzsche sceptique opposé au Nietzsche prophète. Le personnage de Frédéric dans La Pornographie est mené jusqu’à la parodie, grâce à une amplification des tentations dionysiaques du nietzschéanisme. Gombrowicz ne croit pas aux grandes idées, il craint leur forme dogmatique et leurs élans expansionnistes. Sur ce point, lui qui se situe en dehors de la foi et de l’Eglise, voit en l’Eglise une alliée dans la mesure où l’Eglise d’aujourd’hui, en dépit de ses abus séculaires dans ce domaine, défend la liberté de l’individu des folles initiatives d’autres individus et de collectivités entières. Trouver sa force dans ses limites, être un critique si conséquent qu’on se fait critique à l’égard de son propre criticisme : une telle intention différencie radicalement Gombrowicz de l’attitude de Nietzsche et de beaucoup de courants de la pensée contemporaine, de toutes les formes d’idéologie ; cette intention décide de la modernité de l’attitude spirituelle de Gombrowicz, de la modernité de son style de perception et de pensée.
Oui ! Etre intelligent, aigu, mûr, être un « artiste », un « penseur », un « styliste », mais ne l’être que jusqu’à un certain point, ne l’être jamais trop, et de ce « jamais trop » faire précisément une force égale à toutes les forces les plus concentrées et les plus puissantes. Garder toujours, face à de gigantesques phénomènes, sa propre mesure humaine. Dans la culture, n’être rien de plus qu’un paysan, rien de plus qu’un Polonais, et même ce paysan, même ce Polonais, ne l’être guère trop. Etre libre, affranchi, mais cela aussi, l’être sans outrance. Toute la difficulté est là.
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Son désir de souveraineté intérieure, son sens si aigu de la dignité, la nouveauté de son approche de la forme, son criticisme à l’égard de soi-même, sa nature artistique, son ravissement devant la beauté, son ouverture passionnée au monde, sa recherche des tensions et des éblouissements, tout cela l’aidait à gagner son indépendance face aux prétentions totalitaires de la pensée contemporaine. Il voulait et il a su être sans attaches. Il s’est efforcé de miner les constructions artificielles, de démasquer leur caractère apparemment catégorique, de conquérir sa liberté de parole et de comportement. Il puisait l’inspiration d’un tel comportement dans certains traits de la tradition polonaise, de cette tradition dont il percevait, impitoyable, les défauts. Dans ces intuitions, il était proche de la renaissance polonaise des années 70 et 80, comme de toute position d’ouverture, d’où qu’elle vienne.
Les théories ? Les idées ? Je savais depuis toujours que ce sont là des passoires au travers desquelles la vie s’écoule. [...] Et à part ça... Moi, un Polonais, croire aux théories ? C’est grotesque, voyons. Sur le ciel polonais, sur le ciel d’une Europe pâlissante qui là s’achève, on voit comment tant de papier venant de l’ouest pique du nez vers le sol pour chuter dans la boue, sur le sable, afin que des petits garçons qui font paître leurs vaches en fassent l’usage bien connu... mais cette théorie qui court le ciel devient aussi ridicule, aveugle, ignoble, sanglante, vaine, les pensées délicates sont grosses de montagnes de cadavres.
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Il a dit un jour, provocateur : je fais de l’archaïque figure du hobereau polonais le personnage le plus moderne qui soit, un personnage qui nous conduit vers l’avenir. Est-ce là une réponse critique à Zarathoustra ? Probablement. Lui, ce Moïse, il a recherché de nouvelles tables de valeurs dans sa poubelle natale. Il a voulu être une pensée pas trop aiguisée, un être des températures moyennes, un esprit en état de relaxation. Il comparait le style de son Journal (son style spirituel) à l’attitude d’un paysan de la région de Sandomierz qui visite l’usine tonitruante et trépidante de la pensée contemporaine, une usine qui produit à tout rompre, sans cesse, de nouvelles théories, des systèmes, des croyances, des idéologies. Voilà les gouffres du catholicisme, plus loin la forge du marxisme, ici les marteaux de la psychanalyse, ailleurs les fraiseuses de la phénoménologie, plus loin encore on produit du surréalisme, de l’existentialisme. Le paysan va, baguenaude entre les machines trépidantes, comme s’il se promenait dans son verger, chez lui, à la campagne et goûtant de tel ou tel produit (comme d’une prune ou d’une pomme), il se grommelle à lui-même : Ça, c’est trop dur... ça, c’est trop fort pour moi... ça, ce ne serait pas mauvais si ce n’était pas si brûlant... De fait, comparé à beaucoup d’œuvres remarquables du XXe siècle, le Journal ne me semble pas du tout forcé, retravaillé pour être radicalement génial, mais il est rayonnant et tendre.
Parfois, Gombrowicz lui aussi succombait aux illusions philosophiques, surtout dans ses romans et ses drames, il publiait des traités sur la forme, fondait une Eglise interhumaine. Dans le Journal, il s’échappait bien vite de ces abîmes étouffants. Gombrowicz le pessimiste se penche, effrayé, avec une attention exacerbée, sur la souffrance - la sienne, celle du voisin, celle d’un cheval, d’une mouche - ; il perçoit tous les gisements infinis de souffrance en ce monde, ces gisements que nulle idéologie n’épuisa ni ne masqua jamais. Gombrowicz l’optimiste se tourne vers la jeunesse, vers l’immaturité, il cherche des mélodies séduisantes. Gombrowicz le moraliste découvre à la base de ses propres réactions un réflexe moral ordinaire. Gombrowicz l’artiste confère à ses recherches une forme surprenante, envoûtante. Deux de ses vertus : l’acuité du regard (son esprit critique, son aptitude à poser un regard neuf, de découvreur, sur des choses cent fois vues) et la joie de ce regard (son rire, sa poésie). Ces deux vertus font partie intégrante de son style -un style démocratique (je peux écrire sur tout) et aristocratique (je sais métamorphoser le banal en poésie ; j’anoblis, par la splendeur du verbe, ce sur quoi j’écris).