Jannoud : L’histoire et la politique
Claude Jannoud : Gombrowicz, l’histoire et la politique, dans Cahier de l’Herne Gombrowicz, Paris, 1971.
Extrait :
Dans cette œuvre qui néglige apparemment l’Histoire, il y a donc une compréhension extraordinairement lucide, prémonitoire de l’Histoire contemporaine et du devenir. Cela devrait donner sujet à réflexion. Si Gombrowicz apparaît souvent comme un voyant, c’est parce qu’il a le pressentiment d’une autre politique, d’une autre histoire, qui n’appartiennent pas aux notables. Histoire et politique fondées sur le processus sans précédent de l’accélération de la création et de la destruction des formes. Histoire dont on ne peut saisir que les rythmes, les tensions, les explosions. Avenir pressenti qui promet des conflits inexpiables, jamais résolus. Toute cette œuvre est marquée du signe de l’avenir, pas celui des utopistes et des socialistes, bien sûr. Elle n’annonce pas l’avènement des sociétés harmonieuses, où les problèmes seraient résolus grâce aux bons offices conjoints de la technique, de l’humanisme et des capitalistes du savoir.
Ce gentilhomme polonais déraciné, quelles que fûssent ses nostalgies, dès ses premières œuvres a montré un goût furieux de l’avenir pour l’avenir. Cette dislocation effrénée des formes qu’il flaire, espère et proclame dès Ferdydurke, c’est le gage d’un avenir ininterrompu,
Qui renonce à se figer un seul instant, en présent. Ce goût de la jeunesse n’est pas une nostalgie mais la passion de l’inachevé, du temps qui crée et détruit sans cesse. Il y a toujours le futur insaisissable que le présent ne parvient jamais à rattraper, qui frappe de néant le passé. Voilà peut-être la raison profonde de l’hostilité de Gombrowicz à l’égard de Proust.
Le passé, comme il le dit à propos de Dante, est incompréhensible, le présent n’est qu’une course vide vers le futur toujours insaisissable. N’est-ce pas une bonne définition pour notre époque et l’explication que cette œuvre qui lui tourne apparemment le dos a témoigné de notre temps comme aucune autre.