Czerminska : La philosophie du voyage
Małgorzata Czermińska : Au café et par-delà l’océan. Les paradoxes de la philosophie du voyage chez Gombrowicz, dans Witold Gombrowicz entre l’Europe et l’Amérique, dir. Marek Tomaszewski, éd. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2007.
Extrait :
Lorsque nous lisons le Journal à travers le prisme des Pérégrinations argentines considérées comme un récit de voyage à la narration typique du genre, nous pouvons encore en dégager deux « récits enchâssés » placés dans le cadre constructif du voyage. Ils se trouvent dans le tome deux du Journal et sont datés de 1958. Ils se composent de deux chapitres touchant au séjour à Tandil et de deux autres concernant le voyage à Santiago. Dans ces deux « récits enchâssés », le même ordre constructif est présent sous des thèmes tirés de sa propre vie intellectuelle, indépendante du temps et de l’espace, il est déterminé par quelque chose que l’on pourrait appeler la stratégie gombrowiczéenne de conquête d’un nouveau territoire.
Je suis tentée de définir ces deux extraits comme le voyage d’un conquérant, d’un conquistador. Cependant, cette union est historiquement compréhensible, mais politiquement incorrecte, puisque nous sommes en Amérique du Sud. Des éléments intratextuels sont notables, ils permettent d’isoler pour nos besoins ces deux paires de chapitres de la totalité du Journal et de les considérer comme deux « récits enchâssés ». Tous deux commencent par une information sur l’arrivée en train dans une nouvelle localité, éloignée de Buenos Aires. Tous deux donnent quelques informations fondamentales, à la manière d’un guide touristique ou d’une encyclopédie, sur la situation de la ville, le nombre de ses habitants, son histoire ou les paysages qui l’entourent. Tous deux nous informent sur le nouveau lieu d’emménagement et tous deux, dans les dernières phrases, ferment conséquemment ce cadre par une information sur le départ. C’est dans ce cadre que prendra place l’histoire du vainqueur, c’est-à-dire celle de la découverte du milieu littéraire local, de la rencontre d’un rédacteur influent ou d’un publiciste, de l’agglomération d’un petit groupe de lecteurs et de polémistes. Sur le plan des événements présentés, le succès du conquérant se caractérise par l’obtention d’une table attitrée dans un café d’artistes, mais sur le plan de la narration du Journal, elle se caractérise par la trouvaille d’une formule qui définit la dominante de sa survie dans un lieu donné, autrement dit par l’utilisation, à son propre usage, d’un coloris local non pas tiré de l’observation des gens et du paysage mais dicté par l’ordre spirituel du narrateur.
Dans le cas de Tandil, ce rôle de signal est joué par la répétition de la phrase « Tu t’ennuieras à mourir à Tandil », elle avait été lancée par quelqu’un dans un contexte où il devenait de plus en plus évident que le narrateur faisait tout pour contrevenir à cette maxime et qu’il y réussit, parce qu’il avait conquis, dans cette province profonde, de jeunes admirateurs des plus zélés et des amis des plus fidèles. Le voyage à Santiago mène à la découverte d’une jeunesse et d’une beauté physique plus intenses que jamais, beauté et jeunesse inconscientes d’elles-mêmes, exigées par l’ardeur du climat, mais passives et impénétrables.
Dans le Journal, outre les fragments consacrés à la navigation mentionnés plus haut, nous trouvons un autre modèle de voyage, peut-être le plus inattendu chez Gombrowicz : le voyage sentimental. Les impressions liées au temps ont ici plus d’importance que celles liées à l’espace. Il repose avant tout sur la visite de lieux connus jadis en fonction des souvenirs liés à ceux-ci et dans la recherche d’une compréhension de sa propre identité. Ce schéma narratif s’adapte parfaitement à quelques épisodes du premier tome du Journal écrits en 1954 et 1955 concernant le voyage dans la station balnéaire de La Falda. Ces épisodes sont entièrement concentrés sur la confrontation du moi présent et du moi d’il y a dix ans, à l’époque d’un séjour de quelques mois dans ce même lieu. Les détails topographiques de la station, les éléments du paysage, même les gens rencontrés, tout semble à l’écrivain du Journal comme deux prises de vue imprimées l’une sur l’autre par erreur. Il y a un petit décalage, mais c’est justement celui-ci qui décide de tout. Ainsi, Gombrowicz construit l’argumentaire selon lequel derrière le récit du nouveau voyage à La Falda apparaît une réflexion dramatique sur les thèmes de la jeunesse et de la vieillesse, de l’enfant et de l’homme, de l’homme et de la femme, sur le fait d’être soi et de rencontrer son double. Un thème important est celui des jumeaux, des compagnons de voyage qui étaient jadis des enfants et que le narrateur rencontre maintenant en compagnie de leur femme et de leurs enfants, il les voit tous deux comme ils sont et il se souvient d’eux également comme ils étaient il y a dix ans, ils sont pourtant à ses yeux identiques dans cette incarnation. C’est de cette manière que se renforce très nettement le lien avec le motif de la rencontre avec son sosie qui a tant d’importance dans la philosophie gombrowiczéenne du « moi ». Il y a également l’inéluctable regard dans le miroir et la soudaine, l’effroyable découverte des rides, la répulsion face à l’inévitable laideur de la vieillesse.
Gombrowicz n’évoque pas la peur qui paralysait Dorian Gray et lui ordonnait de chercher secours dans un portrait enchanté, vieillissant à sa place, mais l’analogie avec ce motif romantique s’impose de lui-même, tout comme l’analogie avec l’interprétation psychanalytique du motif de Narcisse compris comme le culte homosexuel de l’idéal de la beauté adolescente.
La rencontre avec un double a été notée dans le Journal, et s’est accomplie durant le voyage, grâce au retour sur le même lieu. Cette fois, il s’agit de la rencontre avec lui-même vingt-quatre ans plus tôt, dans la demi-pénombre et le brouillard qui précède l’aube, quand l’écrivain, de retour vers l’Europe à bord du « Federico » en 1963 se trouvait au large des Iles Canaries, à l’endroit où jadis était passé le « Chrobry » en route vers l’Argentine. Dans l’histoire littéraire du motif du sosie, ce qui vient à l’esprit, c’est ce passage de Dichtung und Werheit [1] dans lequel Goethe jure qu’en traversant à cheval une forêt, il s’aperçut un moment dans quelque habit qui ne lui avait jamais appartenu. Des années plus tard, passant au même endroit, il se rappela cette apparition et, avec stupéfaction, constata qu’il portait les habits dont il était vêtu dans ses souvenirs. Gombrowicz introduit un moment de distance rationnelle, il utilise le conditionnel puis parle de la fabrication de ce souvenir, mais avant tout, grâce à l’introduction, plus tôt dans le récit, d’une citation de Evénements sur la goélette « Banbury », il suggère qu’il est possible d’effacer les différences qui séparent la référentialité du Journal et la fiction d’un récit qui, de surcroît, opère par le fantastique. Il crée tout cet épisode également dans le but de construire une métaphore qui présente une interprétation de son propre destin, de toute son existence.
[1] Poésie et Vérité, les Mémoires de Goethe