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Bellour : Lignes de vie

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Bellour : Lignes de vie


Raymond Bellour : Lignes de vie, dans le mensuel Magazine littéraire, n° 287, avril 1991.

Extrait :



Cosmos obéit à deux grands régimes : le raisonnement (avec ses deux formes centrales : le « comme » associatif et le « comme si » virtualisant) et l’événement, d’une évidence, d’une brutalité incontournables. Mais il serait trop facile de croire que l’événement se trouverait ainsi du côté de la vitesse et du continu, et l’argumentation plutôt du côté de ce qui découpe, clôt, immobilise. Chacun des deux régimes est susceptible des deux modes. Et c’est tout le génie de cette écriture unique, de tacticien sauvage, de styliste rivé à la pulsion, que de constamment faire se retourner l’un sur l’autre, dans les mots, ce qu’ils ont en eux-mêmes de puissance d’ordre et de chaos.
Mais que devient donc dans Cosmos la question sur laquelle se clôt La Pornographie, de l’immaturité et de la forme, exprimée par l’opposition irrémédiable entre le jeune et l’adulte ? Il n’y a pas, dans Cosmos, de « jeune » au sens propre : Lena et Lucien, tout juste mariés, sont par là déjà presque des adultes ; et Witold et Fuchs ont leur âge, plus ou moins. Witold même, dans sa fureur interne, ne peut être, narrateur et auteur présumé, qu’identifié à la maîtrise dont le livre témoigne, au conflit qui l’anime entre calcul et violence immédiate. Mais surtout, il est essentiel qu’au nom du désir même, de ce qu ’il a de plus ludique et d’enfantin, se produise de façon aussi nette une réversibilité entre générations, entre Léon et Witold, comme le père et le fils. Si Cosmos, proche par tant d’aspects de La Pornographie, est aussi tellement différent et un livre plus monumental (même si le mot convient mal à sa modestie, à sa trivialité, sa quotidienneté de principe), c’est que tout le conflit est cette fois passé dans la construction et le style. Dans une volonté, épique et cosmique, de reconnaître l’organicité du monde et de l’espèce, jusque dans la dérision la plus noire. C’est que chez Gombrowicz vieillissant, contrairement à ce qui arrive chez d’autres, un extraordinaire désir de vie s’est fait jour, dont on sent la pression dans la respiration des phrases, le choc des mots, la variété étourdissante des cadences, l’énergie sensorielle et intellectuelle insufflée dans chaque élément. Comme si, se libérant de l’asthme dont il souffrait tant, par une phrase de plus en plus libre, il faisait aussi céder en lui la pression trop cruelle et trop simple de l’écart sans partage entre les âges de la vie.
Il a ainsi pu réunir cette chose unique et difficile, de partager pendant les cinq dernières années de son existence la vie d’une femme très jeune qui aurait pu être sa fille. Dans le beau texte qu’elle a écrit sur leur vie commune [1], à Vence, Rita Gombrowicz insiste sur la qualité irréductible de vivant de cette homme malade. Elle écrit, parlant de « l’amour paternel » qu’il sut lui donner « royalement » : « Avec lui, je suis entrée dans le monde enchanté de la poésie et du jeu, dans l’éden d’une enfance sans fin ». Elle ajoute qu’à ses côtés elle s’est reconnue libre d’exister, d’être, autant qu’on peut l’être, elle-même, tant elle le sentait solidaire de sa propre révolte. « Je suis le centre de l’univers, aimait-il à dire, mais toi aussi ». C’est aussi ce que conte et rend sensible, de façon plus cruelle, le glissement profond qui se produit de La Pornographie à Cosmos.


[1] Dans Gombrowicz en Europe 1963-1969, éd. Denoël, 1988.