Jerzy Jarzębski : Witold Gombrowicz et la notion de génie
Jerzy Jarzębski : Gombrowicz, classique, génial, moderne..., dans dans Gombrowicz une gueule de classique ?, dir. Małgorzata Smorąg-Goldberg, éd. Institut d’études slaves, Paris, 2007.
Extrait :
Gombrowicz - comme il est facile de le constater - serait avec son œuvre résolument du côté du classicisme moderne, celui qui admet l’éclatement de la forme traditionnelle et la dynamique des interprétations sans cesse renouvelées. Il est vrai que le souci constant de l’écrivain de contrôler la réception de son œuvre, la multiplication de ses auto-commentaires et auto-interprétations peut donner à réfléchir, cependant il consent à des lectures pluridimensionnelles de ses textes, jurant qu’il peut, en tant qu’artiste et penseur, s’y mesurer. Il salue avec enthousiasme tous les nouveaux courants de pensée, démontrant qu’il les avait pressentis et anticipés dans son œuvre, l’existentialisme et le structuralisme par exemple. Il aurait donc sans doute accepté des nouvelles approches critiques de ses textes, apparues après sa mort, pour assurer une vitalité à son œuvre en faisant jouer la multiplicité de ses significations.
Ainsi, plein de réserves face à l’appellation de classique, Gombrowicz aimait plutôt jouer avec la notion de génie. « Je n’ai pas entendu prononcer le mot de génie » se plaignait-il, quand son interlocuteur, en parlant de lui, oubliait d’y faire référence. Cette constante revendication de gloire et de louanges est bien sûr auto-ironique, pourtant il n’y a aucune raison de penser que l’auteur de Ferdydurke ne se soit pas réellement considéré comme un génie. Le mot lui-même apparaît chez Gombrowicz, mais chargé d’un sens suspect, ou du moins dépourvu de toute gravité. C’est le secrétaire de la légation polonaise qui dans Trans-Atlantique l’utilise pour la première fois face à l’écrivain, pourtant il est loin d’honorer sa grandeur de façon désintéressée.
Il veut l’instrumentaliser pour promouvoir sa nation et son pays, les « vendre » aux Argentins comme un produit de première catégorie. La scène à la légation, au cours de laquelle le personnage Gombrowicz est choisi comme le représentant du génie national ressemble davantage à la foire aux animaux, où l’on jauge la bête : « L’œil est bon, le nez est bon aussi », plutôt que les qualités de son esprit. C’est ainsi que le mot de génie s’y associe aussitôt au mot de « merdeux » (la proximité phonique de deux termes, en polonais « geniusz » et « gówniarz », facilitant l’association), et cette superposition dégradante y revient à plusieurs reprises jusqu’à s’imprimer dans la tête du lecteur. C’est la conception que se font les fonctionnaires de ce que vaut la grandeur d’un écrivain. Le génie devient de cette façon une étiquette qui sert non pas à bâtir un réel jugement quant à la valeur de l’écrivain, mais à monter une opération de marketing. La légation mise sur Gombrowicz, attendant un retour sur investissement immédiat, sous forme d’une promotion de la culture polonaise à l’étranger, de l’augmentation de sa renommée, alors qu’il va de soi que les fonctionnaires n’accordent aucune valeur ni à la culture en général, ni à aucun génie en particulier.
Les jeux de Gombrowicz avec la notion de génie sont donc pleins d’ambiguïté : il peut jouer au génie, emportant le lecteur par une phraséologie et une gestuelle pleine d’emphase pour aussitôt après se regarder avec distance et raillerie, comme dans cette scène du Journal où il se promène sur la plage, faisant des grands moulinets avec ses bras, pathétique et attachant, parce qu’il vient de recevoir de Pologne des nouvelles sur sa gloire montante et le succès de ses livres et qu’il lui faut trouver une contenance face à cette nouvelle situation. Cette théâtralité amusante est cependant toujours doublée d’un commentaire auto-ironique.
Le « génie » devient ainsi chez Gombrowicz non tant un attribut intrinsèque, qu’une sorte de manière d’être et d’écrire aspirant à la grandeur, un geste que l’on adresse au monde pour le séduire. En évoquant dans le Journal une soirée chez Zygmunt (sans doute Grocholski), il confie :
De quoi leur parlais-je ? Eh bien ! c’était venu au fil de mes propos : du concept faustien et apollinien de l’homme, du rôle décisif, pour l’époque contemporaine, de l’art baroque, et mes paroles avaient la noble et intime résonance du génie qui impose d’autorité au rythme d’une vie normale sa propre et supérieure raison d’être.
Journal 1953-1956, |
Ailleurs, en répondant aux reproches de Józef Łobodowski, il reconnaît que « l’inconvenance avec laquelle je dévoile mes appétits de gloire, de nouveauté et de génie même, peut sembler choquante pour qui est habitué à une vision conventionnelle et à une modestie pleine de tact » (Journal 1953=1956). En commentant ses difficultés avec La Pornographie, il écrit à un moment donné dans son Journal : « Et puis il y a, étalé sur ma table, ce roman... et une fois de plus, je vais devoir me battre les flancs, pour souffler un peu de “génie” à cette scène en cours dont l’amorce, complètement mouillée, refuse de partir ! »
Le génie vu de cette manière devient ainsi une sorte de dorure extérieure, un ornement stylistique, quelque chose d’artificiel, ajouté au texte comme une épice, pour le relever. Mais ce qui en apparence est « extérieur » peut pénétrer à l’intérieur même du texte et devenir son élément organisateur. L’auteur le précise ouvertement dans son commentaire au Mariage :
J’entrepris d’ébaucher les grandes lignes de mon drame, “Le Mariage”, visant désormais à atteindre sans détour et, dirais-je, avec beaucoup d’impudence, au génie, bref, visant les sommets, quelque chose de la taille de “Hamlet” ou de “Faust”, une œuvre qui saurait exprimer non seulement les souffrances de l’époque, mais encore le nouveau mode à venir de l’humanité à venir. Ah ! qu’ils me semblaient faciles, la grandeur et le génie ! Plus faciles sans doute que d’atteindre à la correction d’un texte de niveau moyen. De ma part, ce n’était point naïveté, mais résultat du fait que grandeur, génie et toutes les valeurs afférentes se trouvaient en moi dévastées par le seul démon qui à mes yeux eût de l’importance : la grande destructrice de toute valeur, la Jeunesse.
Introduction au Mariage |
Plus loin, Gombrowicz arrivera à la conclusion que le génie découle en fait d’une forme d’imperfection, car il naît toujours d’un effort spirituel intense et vise à passer l’immaturité sous silence (voir Journal II). Il pourrait sembler qu’ainsi le génie serait démasqué comme appartenant au domaine du cabotinage plutôt qu’à celui de réelle grandeur. Et pourtant Gombrowicz dira :
L’art est aristocratique jusqu’à la moelle des os ; c’est un prince de sang. Il est négation de l’égalité, culte de la supériorité. Il est affaire de talent ou même de génie, c’est-à-dire de suprématie, d’éminence, d’exceptionnalité. Il est aussi hiérarchie sévère des valeurs, intransigeance à l’égard de l’ordinaire...
Journal 1961-1969 |
Et enfin :
Le génie véritable ne commence-t-il pas presque toujours par une imitation du génie ? Et il arrive que ce génie imité vous pénètre dans le sang, s’intègre à votre chair.
Journal 1957-1960 |
Même si dans la conclusion de cet extrait du Journal, Gombrowicz dira que l’époque contemporaine n’est pas propice au génie, car il disparaît sous la pression de la fonctionnalité, d’où, à la place du génie, apparaît sur la scène sociale un personnage nouveau « le fonctionnaire de l’esprit », le génie y apparaît tout de même comme une réelle valeur spirituelle impossible à négliger.
Alors, Gombrowicz est-il génial ? Soyons plus prudent, il entretient une sorte de dialogue avec le génie : d’abord dans un esprit de désinvolture propre à ceux qui se situent en marge, puis avec un sérieux grandissant, comme si ce génie qu’il se plaît à singer finissait par lui rentrer dans le sang. Quant au titre de classique, on peut y avoir recours de façon anticlassique et paradoxale. Ainsi ces deux notions censées anoblir un écrivain s’appliquent à lui de façon biaisée. Gombrowicz n’est donc pas un écrivain classique ou génial, au sens traditionnel du terme, mais entretient avec ces attributs-masques un jeu très personnel ; quand il y aspire, c’est pour marquer aussitôt sa distance, quand il les rejette, c’est pour les accepter l’instant d’après.