Breza : Witold à Zakopane
Tadeusz Breza : Chez les chanoinesses, texte tiré de la revue Współczesność, Varsovie, 21 juillet 1970. Traduction française dans Cahier de l’Herne Gombrowicz, dir. Constantin Jelenski et Dominique de Roux, Paris, 1971.
Extraits :
C’était en 1930. Je sortais de l’hôpital, d’une sévère septicémie et je me trouvais à Zakopane. La pension où je descendis s’appelait « Mirabela » et appartenait aux demoiselles Szczuka. Une d’elles, Wanda, la dirigeait ; l’autre, une chanoinesse, habitait Varsovie. C’était une institution tout à fait féodale, celle de ces chanoinesses, fondée avant les partages. Afin d’en faire partie, il fallait avoir beaucoup de quartiers de noblesse et être orpheline. Les chanoinesses fréquentaient le monde et pouvaient même se marier.
Les pensionnaires de « Mirabela » se recrutaient parmi les cousins plus ou moins éloignés des chanoinesses. Il y avait des exceptions. Mais la jeunesse aristocratique était en majorité. [...]
On ne buvait pas à « Mirabela ». La jeunesse nous suffisait. On riait, on s’amusait, on avait des crises de fou rire. Tous ! A l’exception d’un jeune homme, lui aussi cousin d’une chanoinesse — Witold Gombrowicz. Il était aimable, assez raide. Il ne prenait pas part à nos discussions. Il ne jouait pas aux cartes. Nous portions tous des costumes de ski, Gombrowicz était habillé en chasseur : bottines, knickers, petit chapeau à plume. On le voyait surtout dans le hall, en train de gagner aux échecs avec les meilleurs joueurs de Zakopane. Il ne souriait jamais, mais il n’était pas sinistre. Ses lèvres étaient figées dans une sorte de grimace distinguée et assez artificielle. Certains d’entre nous se moquaient de sa façon de marcher. Il portait sa tête délicatement en arrière, en la tournant lentement de gauche à droite comme s’il reniflait quelque chose. Hanka Bal disait qu’il semblait aspirer les odeurs de bouquets qu’on porterait derrière lui.
Mes relations avec ce jeune homme étaient amicales, mais inintéressantes. Je savais qu’il terminait des études de droit et que rien ne l’intéressait particulièrement. Il ne me venait pas à l’idée qu’il puisse jamais s’intéresser à la littérature. Moi je publiais déjà, dans des revues. Hanka Bal exposait déjà. Cela ne semblait pas intéresser Gombrowicz le moins du monde. Il était aussi complètement indifférent à notre humour. Il ne réagissait à aucune de nos anecdotes, aucune de nos plaisanteries, aucun de nos calembours. Seule sa grimace s’accentuait un peu.
J’ai déjà dit que la clientèle de « Mirabela » était homogène, mais avec des exceptions. Une de ces exceptions était un homme, assez jeune encore,portant un de ces noms si ennuyeux quand on les cherche dans l’annuaire,car ils y occupent des pages entières. C’était un industriel ou un commerçant qui avait fait fortune. Il n’avait rien de commun avec nous. Il était solitaire à « Mirabela ». Comme Gombrowicz, mais différemment, d’une façon choquante. J’avais remarqué qu’ils étaient souvent ensemble. L’industriel occupait une belle chambre au premier étage. Après trois semaines à « Mirabela », il partit. Deux ou trois jours avant son départ je remarquai un étrange remue-ménage la nuit dans sa chambre. Il avait de très belles valises. Je les avais remarquées, car il les avait laissées devant sa porte le premier jour, bien que le concierge les lui avait portées dans sa chambre comme à nous tous. Les valises étaient éblouissantes. S’il avait voulu nous impressionner, il avait réussi. Chacun les regardait en passant. Lors de son départ, je vis les valises de nouveau. Il les avait placées devant sa porte encore une fois. Mais combien elles étaient différentes ! Je m’arrêtai étonné. Il surgit et me dit :
— Je les ai un peu patinées. Elles étaient si inélégantes !
Je ne comprenais pas.
— Mais pourquoi ? — demandai-je.
Il s’étonna.
— Elles étaient trop neuves. Choquantes. Tout le monde les regardait. C’est Monsieur Gombrowicz qui m’a expliqué que j’ai l’air d’un nouveau riche avec des valises pareilles. Il a été si gentil qu’il m’a aidé cette nuit. Maintenant elles ont l’air de m’appartenir depuis toujours.
Je compris. La nuit du remue-ménage il torturait ses valises sous la surveillance de son maître ès élégances. Tandis que nous nous amusions de nos plaisanteries de collégiens, Gombrowicz avait préparé cette plaisanterie qui me semble assez cruelle.