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Głowiński : Le langage et l’artifice

Michał Głowiński : Le langage et l’artifice


Michał Głowiński : essai La parodie constructive. Sur “La Pornographie”, dans Gombrowicz ou la Parodie constructive, trad. Maryla Laurent, éd. Noir sur Blanc, Paris, 2002.
Chapitre : « Le langage et l’artifice ».

Extrait :



Cette attitude à l’égard du passé se trouve au centre de l’économie littéraire de Gombrowicz : l’artiste se doit d’imiter les formes qui ne peuvent plus être imitées [1]. Dans l’une de ses prises de parole ultérieures, en 1969 s’adressant à François Bondy, il en parle avec grande clarté :

La forme ne doit pas être adéquate au contenu, mais impropre au contraire ; car c’est justement ainsi que se montrent toutes les autres incongruités et qu’on obtient cette distance nécessaire envers la forme, envers toute tradition et culture. Car l’homme dit être maître des formes qu’il adopte et non esclave de celles-ci.
« La jeunesse est inférieure. Une conversation entre Witold Gombrowicz et François Bondy », dans Cahier de l’Herne Gombrowicz


Ainsi Gombrowicz renverse-t-il l’une des exigences esthétiques les plus profondément ancrées dans la conscience européenne. Il n’y a pas que la distance par rapport à la forme qui acquiert chez lui une position dominante, la forme devient elle-même une dérivée ou carrément un instrument de mise à distance. Gombrowicz, à l’exemple des ironistes romantiques, est convaincu que l’écrivain n’a pas le droit de s’identifier avec ce qu’il exprime, il doit le dominer.
Le programme littéraire de Gombrowicz est étonnamment en accord avec les règles qui régissent le monde qu’il crée et la problématique humaniste qu’il y inscrit. On revient au point de départ : concernant les êtres humains, la relation à l’autre, cette interaction spécifique représente ce qui est le plus important ; concernant l’écriture, la relation aux autres textes, les conventions d’écriture pérennisées socialement, constituent ce qui est le plus important. Ce sont les deux aspects d’une même aporie. « Pour l’écrivain — écrit Łapiński dans l’essai déjà cité [2] — le rôle social est déterminé par un certain usage littéraire. » La cohérence concerne tant les schémas de conduite que ceux de l’écriture. Elle s’articule sur le point d’appui commun qu’est la langue, élément de tension entre les personnages et leurs actions mutuelles, mais aussi matériau avec lequel l’écrivain travaille, et donc composante d’autres tensions et d’autres actions.
Le langage utilisé n’est jamais un moyen simple ou indifférent : « [...] Dans la stratégie de Gombrowicz, écrit Kijowski, il y a la stratégie de la violence qu’une personne impose à une autre afin de se libérer elle-même de la tension qui est sienne ; cette stratégie est un coloriage bariolé de l’âme conquérante. Pour Gombrowicz, pèse sur l’homme le devoir terrible de recréer le monde à ses fondements, de la biologie la plus primitive jusqu’à Dieu et ses plans cosmiques. » [3]
Dans l’univers de Gombrowicz, la langue n’est jamais innocente, elle n’est pas un phénomène naturel, il est impossible de lui faire confiance. La création littéraire devient toujours une sorte de critique de la langue [4] et donc de la culture dont elle est l’une des composantes. Mais il y a plus : le langage est également une forme littéraire d’auto-réflexion, et, dans ce cas, il n’est pas seulement un outil dont l’auteur se sert ; il faut réfléchir sur la langue car elle devient un problème.
Le langage ne reste énigmatique, écrit Merleau-Ponty, que pour qui continue de l’interroger, c’est-à-dire d’en parler [5].
La littérature telle que la conçoit Gombrowicz est, par ailleurs, un questionnement de la langue, justement. Celui-ci n’a pas un caractère thématique, les questions ne sont pas nécessairement formulées expressément, elles sont immanentes dans la manière même d’écrire de l’auteur. Le rappel de modèles stylistiques du passé pose des problèmes. Ils sont loin d’être transparents, ils ne peuvent pas laisser supposer que, modèles surannés, ils sont en parfaite conformité avec les objets ou les situations présentées ; inscrits dans une formation culturelle qui n’est plus d’actualité, ils ne peuvent sembler naturels à personne. La parodie chez Gombrowicz, l’imitation de ce qui « ne peut plus être imité », est en réalité quelque chose de plus qu’un travestissement. Elle dévoile elle-même ses règles et ses limites, impose au monde qu’elle raconte (et au récit lui-même) un certain ordre qui doit être perçu comme artificiel. Et c’est cela l’enjeu. Pour l’écrivain qui est un critique de la langue, toute expression, toute prise de parole est du domaine de l’artifice. Gombrowicz en tire des conclusions très poussées : pour lui l’écrivain ne peut qu’intensifier ce côté artificiel, ainsi n’en tombe-t-il pas victime, mais il le tourne à son avantage, il en construit son œuvre ; c’est aussi grâce à l’artifice qu’il instaure une distance par rapport à sa propre expression.

La sincérité... Il n’est rien que je ne redoute plus en tant qu’écrivain. La sincérité naïve, pure, ne vaut rien. Et voilà à nouveau l’une des antinomies dynamiques de l’art : plus l’on est artificiel, plus l’on peut être sincère, l’artifice permet à l’artiste de se rapprocher des vérités honteuses.
Testament. Entretiens avec Dominique de Roux


Cela explique les procédés linguistiques utilisés par Gombrowicz dans ses récits, ses romans et son théâtre (il en est autrement dans son Journal !), et donc également dans La Pornographie, sans pour autant aller aussi loin que dans Trans-Atlantique et dans certaines parties de Ferdydurke.


[1] J’ai eu le bonheur de discuter avec Witold Gombrowicz au printemps 1963, à Paris, peu après son arrivée d’Argentine. Le compositeur Romuald Twardowski participa à notre conversation. C’est à lui que Gombrowicz conseilla alors : « Imitez donc Schubert, parce qu’on ne peut plus l’imiter. »

[2] Zdzisław Łapiński, Ślub w kościele ludzkim.O kategoriach interakcyjnych u Gombrowicza [Mariage dans une église interhumaine. Les catégories interactives chez Gombrowicz] dans la revue Twórczość, Varsovie, 1966, n° 9.

[3] Andrzej Kijowski, « Kategorie Gombrowicza » [Les catégories de Gombrowicz], la revue Twórczość, Varsovie, 1971, n° 11.

[4] On peut lire une analyse intéressante de la « critique de la langue » comme catégorie dans le livre de Gershon Weiler, Mauthner’s Critique of Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1970.

[5] Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969.