Le 25 août 1939, le Chrobry quitte le port de Buenos Aires. Witold Gombrowicz, apprenant la signature du pacte entre Staline et Hitler et l’imminence de la guerre en Europe, décide de rester en Argentine et se présente à la légation polonaise.
« J’étais parti en Argentine par pur hasard, pour seulement une quinzaine de jours, et si, par un verdict du destin, la Guerre mondiale n’avait pas éclaté pendant ces quinze jours-là, moi, je serais rentré en Pologne [...] Pourquoi cacher toutefois que les dés une fois lancés, l’Argentine une fois sur moi violemment claquée, ce fut là comme si j’avais enfin entendu ma propre voix. »
Journal, 1964 |
De septembre à décembre, Witold Gombrowicz habite de petites pensions du centre de Buenos Aires. Jeremi Stempowski lui présente des Polonais et des écrivains argentins connus : Manuel Gálvez et Arturo Capdevila. Il subsiste avec les 200 dollars qu’il avait apportés de Pologne.
La Pologne capitule le 28 septembre. Une nouvelle frontière sur la ligne Bug-San partage le pays entre les deux occupants, soviétique et nazi. Les représailles, les massacres et les déportations visent tout de suite les élites polonaises et les Juifs.
1940
Witold Gombrowicz s’installe rue Bakakay, dans le quartier Flores, loin du centre.
Gombrowicz fréquente les Capdevila. Il organise un cycle de causeries pour leur fille Chinchina et ses amies.
« Mes amies et moi, nous voulions entendre parler des auteurs connus à Paris, mais Witold était très méprisant envers les écrivains européens. Il démolissait systématiquement les auteurs que nous aimions, comme Huxley ou Duhamel. « Mais ce ne sont pas des écrivains ! » disait-il. Il plantait son couteau dans tous mes enthousiasmes et cela me désespérait. Son thème favori était « Le style de la femme argentine ». [...] Mon père s’amusait beaucoup de ces réunions mais déplorait de ne pas pouvoir y assister à cause de son travail. »
Chinchina Capdevila, Gombrowicz en Argentine de Rita Gombrowicz |
Arturo Capdevila recommande Gombrowicz auprès de la revue Aqui Esta où il écrira sous un pseudonyme. Manuel Gálvez le recommande à La Naciòn, le plus grand quotidien de Buenos Aires, où on refuse ses articles, et à El Hogar, où il publie un conte sous un pseudonyme.
Witold Gombrowicz fait la connaissance de jeunes artistes argentins, pour la plupart des sympathisants communistes : l’écrivain Roger Pla, le peintre Antonio Berni, chez qui il fera une conférence, Leonidas Barletta, le directeur du Teatro del Pueblo où il donnera une autre conférence, le 28 août, qui fera scandale parmi les Polonais d’Argentine.
En juillet, son cousin, Gustave Kotkowski, arrive à Buenos Aires.
Witold Gombrowicz se lie d’amitié avec Cecilia Benedit de Debenedetti, éditrice et mécène, Carlos Mastronardi, écrivain et ami de Borges. Un autre soutien : Paulino Frydman, directeur du club d’échecs au café Rex que Witoldo fréquentera presque quotidiennement pendant dix-huit ans.
Les Fürstemberg, Cecilia Debenedetti, Stanislaw Odyniec et M. Ruszkiewicz continuent à l’aider financièrement.
« Oui, c’était tout de même pénible, terrible, désespérant. La guerre me détruisit famille, position sociale, patrie, avenir, je n’avais plus rien, je n’étais plus rien. Quelle détente ! Quelle libération ! De mes premières années en Argentine, les plus dures, je pourrais dire après Mickiewicz : « Né en esclavage, mis aux fers dès la naissance, je n’ai jamais eu dans ma vie que ce seul, mais quel printemps ! »
Testament. Entretiens avec Dominique de Roux |
Witold Gombrowicz écrit des articles sous pseudonymes dans diverses revues avec l’aide de Roger Pla qui corrige ses textes en espagnol.
Il fréquente le quartier de la gare du Retiro, derrière le port, où il vit des expériences homosexuelles avec des garçons du peuple de Buenos Aires.
Witold Gombrowicz habite dans une pension, au 242 rue Tacuari, joue beaucoup aux échecs, élargit son cercle de jeunes amis argentins, participe très peu à la vie de l’émigration polonaise, « mène une vie de bohème ».
Il survit grâce aux aides de ses amis polonais et argentins et à une modeste allocation de la légation polonaise.
Il souffre d’insomnie et d’affaiblissement général.
En décembre, Witold Gombrowicz fait une excursion à Mendoza, dans les montagnes.
« L’Amérique ! En Argentine, le gigantisme du continent, sa puissance se manifestent en deux occasions : lorsqu’on remonte les fleuves Parana et Uruguay qui n’en finissent pas, qui ne rétrécissent jamais, à l’instar des dinosaures de la Préhistoire ; et lorsqu’on approche de la Cordillère des Andes. Engoncé dans l’auto en marche, je regarde et je pense aux souvenirs, lus il y a longtemps. »
Pérégrinations argentines |
« De plus en plus fasciné par l’Amérique du Sud, il n’écrit rien de sérieux. »
Chronologie personnelle de Witold, écrite dans le Cahier de l’Herne Gombrowicz. |
En Pologne, Bruno Schulz est abattu dans une rue du ghetto de Drohobycz par un fonctionnaire de la Gestapo.
1943
Stanisław Odyniec, un ami émigré, procure un poste à Witold Gombrowicz à Solidaridad, revue dirigée par les jésuites. Il s’occupe des fiches et des archives. Witold collabore à la revue catholique Criterio sous le pseudonyme de Lenogiry, nom d’un des domaines lituaniens ayant appartenu autrefois à la famille Gombrowicz.
Après avoir quitté sa pension de la rue Tacuari, sans payer, il est invité par le journaliste polonais M. Taworski, dans sa villa de Morón, en banlieue. Il y dormira sur le plancher pendant six mois. À la fin de l’année, Witold Gombrowicz tombe malade.
« Un soir, je le vis arriver chez moi, pâle, verdâtre, amaigri, toussant ; il se laissa lourdement tomber sur une chaise : « Donnez-moi quelque chose à manger, me demanda-t-il, je n’ai rien avalé depuis deux jours. » Je lui fis cuire en hâte un morceau de viande. Dans mon émotion, j’oubliai de la saler, mais il ne s’en aperçut qu’aux toutes dernières bouchées. Il m’avoua qu’il était venu de Morón en tramway (Morón est bien à 30 km du centre de la ville), car il n’avait pas assez d’argent pour prendre le train. »
Halina Nowinska, Gombrowicz en Argentine de Rita Gombrowicz |
En Europe, les Allemands annoncent la découverte à Katyń, près de Smolensk, d’un charnier contenant les corps de plus de 4 500 (sur 20 000) officiers polonais assassinés sur l’ordre de Staline, en 1940.
À Varsovie, les Juifs du plus grand ghetto organisé par les nazis en Europe se soulèvent le 19 avril 1943.
« L’immensité du Crime perpétré sur le peuple juif m’a transpercé, moi aussi, de part en part, à jamais. »
Journal, 1954 |
« Jusqu’à quarante ans je conservais l’air jeune et je me sentais jeune. J’appartiens à cette race de gens qui n’ont jamais connu l’âge moyen ; le goût de la vieillesse, je l’ai senti aussitôt après avoir fait mes adieux à la jeunesse. »
Testament. Entretiens avec Dominique de Roux |
Le poète Carlo Mastronardi l’introduit auprès de Victoria et Silvina Ocampo et des écrivains du groupe de la revue Sur.
Il fait la connaissance de Jorge Luis Borges, mais les deux hommes ne sympathisent aucunement. La scène de leur rencontre est décrite dans Trans-Atlantique.
Witold Gombrowicz se sent totalement étranger à ce Parnasse argentin dont Borges est le mentor.
« Même en passant sur la mauvaise élocution de Borges, en passant sur mon impatience, mon orgueil et ma mauvaise humeur - suscités par ce douloureux exotisme et mon emprisonnement dans un élément étranger -, quelles étaient mes chances d’arriver à m’entendre avec une Argentine intellectuelle aussi esthétisante que philosophante ? Ce qui me fascinait, moi, dans ce pays, c’étaient les bas-fonds, or, j’étais reçu dans la haute société. Moi, j’étais envoûté par la nuit de Retiro, eux par la Ville Lumière, Paris. »
Journal, 1955 |
Witold Gombrowicz continue son travail à Solidaridad, publie des articles en espagnol, signés de son nom, dans Oceano et La Nación, avec la recommandation d’Eduardo Mallea.
En février, Witold Gombrowicz loue une chambre au 615 rue Venezuela où il habitera jusqu’à la fin de son séjour en Argentine. Il reçoit de nouveau des subsides de la légation polonaise.
« Un jour, je suis allée rendre visite à Witold chez lui. Et là-bas, rue Venezuela, il avait un tableau que j’avais peint. C’était un nu. Mais il l’avait placé à l’envers : jambes en l’air, tête en bas. Je ne sais pas si c’était pour dissimuler le fait qu’il lui avait plu. »
Cecilia Benedit de Debenedetti, Gombrowicz en Argentine de Rita Gombrowicz |
En novembre, Cecilia Benedit de Debenedetti accepte de financer la traduction de Ferdydurke en espagnol.
Le 8 mai, la guerre en Europe se termine. À la suite de la conférence de Yalta, la Pologne se trouve dans la zone d’influence de l’Union soviétique.
« La fin de la guerre n’a pas apporté la libération aux Polonais. Dans cette triste Europe centrale, elle signifiait seulement l’échange d’une nuit contre une autre, des bourreaux de Hitler contre ceux de Staline. Au moment où dans les cafés parisiens les nobles âmes saluaient d’un chant radieux « l’émancipation du peuple polonais du joug féodal », en Pologne, la même cigarette allumée changeait tout simplement de main et continuait de brûler la peau humaine. »
Testament. Entretiens avec Dominique de Roux |
Toute l’année 1946 est dominée par le travail sur la traduction de Ferdydurke en espagnol. Les séances avec un groupe d’amis s’organisent au café Rex quasi quotidiennement.
La direction des opérations au Rex incombe aux « Cubains » : Humberto Rodriguez Tomeu, arrivé en février et Virgilio Piñera, arrivé, lui, en mai à Buenos Aires. Cecilia Benedit de Debenedetti finance cette traduction.
« Bientôt, cette traduction collective se mit à attirer les gens ; à certains séances du Rex, il y avait douze à quinze personnes. »
Journal, 1955 |
En avril, Witold Gombrowicz fait la connaissance d’Alejandro Rússovich qui devient un de ses plus proches amis en Argentine.
« À mes yeux Russo incarne parfaitement l’anti-génial génie des Argentins. J’admire. Mécanisme cérébral - sans défaut. Intellect - étincelant. Il appréhende, comprend, absorbe tout. Plein d’imagination, d’envol, de poésie, d’humour. Cultivé. Il sent le monde très librement, sans complexes. »
Journal, 1954 |
En août, il commence à écrire Le Mariage.
Witold Gombrowicz cherche à renouer des contacts avec la Pologne, il envoie des lettres à sa famille et à ses amis d’avant-guerre. Il se demande si le retour au pays est envisageable.
Les Éditions Argos de Buenos Aires signent en novembre le contrat pour la publication de la traduction espagnole de Ferdydurke.