Kundera : Testament de Gombrowicz
Milan Kundera, Les testaments trahis, neuvième partie : « Là, vous n’êtes pas chez vous, mon cher », éd. Gallimard, Paris, 1993.
Extrait :
Mais Gombrowicz, où le situer ? Comment comprendre son esthétique ?
Il quitte son pays en 1939, quand il a trente-cinq ans. Comme pièce d’identité d’artiste il emporte avec lui un seul livre, Ferdydurke, roman génial, en Pologne à peine connu, totalement inconnu ailleurs. Il débarque loin de l’Europe, en Argentine. Il est inimaginablement seul. Jamais les grands écrivains latino-américains ne se sont rapprochés de lui. L’émigration polonaise anticommuniste est peu curieuse de son art. Pendant quatorze ans, sa situation reste inchangée, et vers 1953 il se met à écrire et à éditer son Journal. On n’y apprend pas grand-chose sur sa vie, c’est avant tout un exposé de sa position, une perpétuelle auto-explication, esthétique et philosophique, un manuel de sa « stratégie », ou encore mieux : c’est son testament ; non qu’il pensât alors à sa mort : il a voulu imposer, comme volonté dernière et définitive, sa propre compréhension de lui-même et de son œuvre.
Il délimite sa position par trois refus-clés : refus de la soumission à l’engagement politique de l’émigration polonaise (non pas qu’il ait des sympathies procommunistes mais parce que le principe de l’art engagé lui répugne) ; refus de la tradition polonaise (selon lui, on peut faire quelque chose de valable pour la Pologne seulement en s’opposant à la « polonité », en secouant son pesant héritage romantique) ; refus, enfin, du modernisme occidental des années soixante, modernisme stérile, « déloyal envers la réalité », impuissant dans l’art du roman, universitaire, snob, absorbé par son auto-théorisation (non pas que Gombrowicz soit moins moderne, mais son modernisme est différent). C’est surtout cette trosième « clause du testament » qui est importante, décisive et en même temps opiniâtrement incomprise.