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Benoist : L’ancillarité chez Gombrowicz

Benoist : L’ancillarité chez Gombrowicz


Jean-Marie Benoist : L’ancillarité chez Gombrowicz, dans le Cahier de l’Herne Gombrowicz, dir. Constantin Jelenski et Dominique de Roux, 1971. Sur le conte Dans l’escalier de service.

Extraits :



L’une des premières grilles de lecture qui s’offriraient pour traquer le « thème » de l’ancillarité chez Gombrowicz, si l’on adopte pour l’instant une lecture juxtalinéaire de la nouvelle Dans l’escalier de service, travaillerait dans le champ de la psychanalyse et commanderait une mise en relation de la bonne au fétichisme de l’objet maternel perdu : c’est par le biais de la jambe, de la marche et du pas que se greffe et se cristallise l’amour des bonnes : Philippe, le narrateur de la nouvelle, se meut dans le jeu binaire d’un système où il oppose« le rythme excitant des petits pieds de la parisienne », « à la bonne à tout faire gai se déplaçait gauchement sur ses jambes épaisses ». Cette région de la jambe et du pied est le lieu d’inscription d’une lettre où s’accomplit un écart différentiel pertinent qui sépare et oppose le champ aigu, trop vif et meurtrier de la parisianité et de l’épouse, au champ grossier, lent, gauche et rassurant de la bonne campagnarde, dont la liaison avec la patrie (matrie) perdue va aller se précisant. Cette opposition ne se cantonne pas, du reste, à l’espace physique de la jambe et du pied, mais par une génération ou plutôt une contagion métonymique et métaphorique, elle s’étend et se généralise : au vêtement d’abord, par le support du bas qui gaine cette jambe : l’univers se partage pour Philippe en deux clans totémiques symbolisés respectivement par la jambe de l’épouse : « il y avait quelque chose de despotique dans la façon dont la jambe s’amincissait vers le bas comme si cette forme eût été la seule admise » et, de l’autre côté par la rusticité du mollet ancillaire :« Je marche dans la rue, j’observe de loin et en voici une qui vient en balançant son arrière-train et en mouvant gauchement de gros mollets courts, nus en été et couverts en hiver de bas de coton blanc. »
Du côté de l’épouse, tout est hostile, désolé, lunaire : c’est Thanatos et Sélèné : « comme un renégat, comme un traître, je regardais avec une admiration mensongère le pays hostile et glacé de ma femme, ses panoramas blancs et lisses, ses éléments aussi éteints et morts pour moi qu’un paysage lunaire ». Du côté de la bonne, tout vit de la vie rugueuse d’un Eros sauvage, la bonne est du côté de la Terre-mère, de Gê : « celui qui aime une horrible bonne il vit, tandis qu’on se flétrit lentement sur un sein classique ».
Jambes fines et impérieuses, gainées de soie de l’épouse ; mollets courts et ronds, nus ou gardant dans leur écorce rugueuse de coton blanc un peu de leur connivence originelle avec la Terre, telle est la bonne. Costume, coutume. Ce partage ne serait autre que l’opposition du Nomos et de la Physis, la séparation de la culture et de la nature : et de fait, tout le pays de la femme est régi par un ensemble de règles et de conventions : ici règne l’arbitraire du signe : Et comme tout y était facile, accessible, il suffisait de signes conventionnels. C’est à l’aide de ces signes que j’avais conquis le cœur de ma femme, et au ministère également tout s’arrangeait par ce moyen. L’appartenance aux services diplomatiques avec les perpétuelles éventualités d’exil qu’elle implique, le rituel des signes sociaux, culturels, mondains, le corps lavé, soigné, manucure de l’épouse, tout dès lors se tient ensemble pour constituer la structure du mensonge ou de la trahison, la désertion hypocrite, celle par laquelle on a accepté de se détacher de la matrice ou du Désir aussi bien : et c’est à jamais que l’on s’est enfermé dans cet univers de codes et de signes : l’ouverture érotique elle-même n’est qu’un leurre : loin de ramener à la coïncidence avec la nature ou la mère, elle ne fait que renforcer l’empire du nomos et l’arbitraire du signe, pareille en cela à la valeur illusoirement « naturelle » de l’onomatopée sans doute, qui ne mime la nature que du sein de son emprisonnement dans le code et n’a plus rien du cri : même l’onomatopée donne raison à Hermogène contre Cratyle, si l’on veut bien se ressouvenir du débat platonicien. Ici, de même, dans le paysage social et policé de l’épouse, le signe conventionnel, le Nomos, gouverne le désir et son inévitable satisfaction : « La femme la mieux cuirassée (y compris la mienne sans doute) s’ouvrait comme une huître quand on prononçait les paroles appropriées, sanctifiées par l’usage, et quand on accomplissait les gestes rituels. Le tout était lisse, aisé, courant comme la jambe conventionnelle de ma femme, le tout s’amincissait vers le bas pour aboutir à un petit peton, et le tout reposait sur quelques mots : "As-tu invité les Piotrowski au cocktail ?" »
L’épouse, la cité, la ville sont donc complices entre elles au nom du Nomos, de l’institution, de la loi. Il serait trop facile de leur opposer l’originalité de la Mère comme Physis, comme regret de l’Œdipe possible impossible perdu. Si la bonne n’est pas la mère, il faut apercevoir autre chose dans cette différence que le simple affleurement d’un inconscient, d’un désir refoulé dont la bonne n’aurait qu’à être un rameau métonymique. La bonne au contraire transgresse l’opposition du Conscient et de l’Inconscient, elle habite un lieu non-lieu, un no man’s land secret dont l’existence de limbes se symboliserait par cet état d’irréalité existante, ni fantasme, ni acte, revers du geste psychotique, qui accompagne le rituel de l’accostage de la bonne :« Lorsque enfin, après beaucoup de stations dans les drogueries et de discussions avec ses congénères elle entre sous un porche, je galope, je la rejoins dans l’escalier de service et lui demande, hors d’haleine : Est-ce que Madame Kowalska habite bien ici ? La bonne ne soupçonne rien pour l’instant, elle traîne laborieusement ses pattes sur les marches et répond qu’elle ne sait pas ... » [...]
Le parallèle de cet état de pure nature, inventé par Rousseau, avec la bonne chez Gombrowicz, mérite alors d’être tracé. Degré zéro de la sexualité et du Désir, la bonne est « en deçà de » la Mère, en deçà de l’Œdipe. Degré zéro de la socialité, la bonne fonctionne comme une arme au tranchant subversif redoutable par l’ouverture sur une Altérité inouïe. En ce cas, la nouvelle entière Dans l’escalier de service fonctionnerait comme la figuration concrète pas même d’un concept, mais d’un « mouvement » subversif, d’une volte que symboliserait la révolte de son dénouement, en tout cas comme une histoire qui n’est pas innocente, mais dont l’itinéraire vaut d’être suivi dans sa polémique corrosive pour tout partage conceptuel reçu, à commencer par la coupure Nature/Culture, telle qu’elle se pense pour les ethnologues du fauteuil ou de la chaire qu’a combattus Lévi-Strauss ; corrosive aussi pour le partage de la raison et de la folie tel que la cité, aux deux sens de ville et de pouvoir socio-politique, le pose depuis l’âge classique.