juin 2022, Jean-Pierre Salgas : Gombrowicz, des corps... décor (revue Décor n°02-Vulgaire)

Brak tłumaczenia

L'article de Jean-Pierre Salgas est paru dans la deuxième livraison de la revue annuelle de l'École des Arts Décoratifs, consacrée à la question du vulgaire.

Jean-Pierre Salgas, DES CORPS … DECOR (revue Décor n°02 -Vulgaire, p.48)


«Rabelais ne savait pas s’il était «historique» ou «supra-historique» (…) il écrivait comme un gosse fait pipi, contre un buisson, simplement pour se soulager. Il attaquait ce qui le mettait en fureur; il combattait ce qui entravait sa route; il écrivait pour la volupté, la sienne et celle des autres tout ce qui lui venait sous la plume»

Witold Gombrowicz Journal (1953)


DUEL AVEC BRUNO SCHULZ
C’est surement à partir de ses rapports avec Bruno Schulz (né en 1892, assassiné par un nazi en 1942) qu’on doit penser la question du «vulgaire» chez Witold Gombrowicz (1904-1969) et ses trois déclinaisons possibles (sexuel, social, littéraire). Professeur de dessin à Drohobycz alors en Galicie, Schulz, génial peintre et dessinateur (du monde du bordel et des alentours de la synagogue) devenu l’écrivain des Boutiques de cannelle admire les nouvelles des Mémoires du temps de l’immaturité 1933 ( rebaptisés Bakakaï en Argentine) rend en 1934 visite à leur auteur à Varsovie. L’acmé de leur très singulière amitié d’alors est la vraie-fausse querelle («couac», «déraillement», «fiasco» écrira Gombrowicz en 1961) le duel provoqué par le rédacteur en chef de la revue Studio pour être publiée dans le numéro 7 de celle-ci en 1936. Premier acte: une «lettre ouverte»: Gombrowicz lance dans les mollets de Schulz, le jugement (vulgaire) de la femme d’un médecin rencontrée par hasard dans le tramway n° 18: «Bruno Schulz est soit un vicieux pathologique, soit un poseur; personnellement, je crois plutôt que c’est un poseur. Il fait semblant». «Ta forme affectionne les hauteurs. Allons! Redescends sur terre!». Prisonnier de cette «gueule», qui l’accuse de vulgarité, Schulz juif et provincial donc dominé dans la Pologne d’alors s’en tire dans sa réponse par des contorsions plus polonaises que nature «Je hais la femme du docteur de la rue Wilcza (…) le modèle même d’une femme de médecin et d’une épouse tout court…Celà dit, sur un plan tout différent, je reconnais qu’il m’est difficile de résister au charme de ses jambes». Se définissant comme un Janus bifrons, il affirme la séparation de la sexualité et de l’intellect et se drape dans la culture: «expulsé de la vie», il se réfugie dans l’Art….
Tirant la leçon de cette «chaine des gaffes» Gombrowicz explique pourquoi il a désiré avec Schulz «jouer à la vie» et pourquoi ce dernier a perdu: «(…) chez nous, personne n’est un simple individu qui écrit, chacun doit être tout de suite un «écrivain», un «artiste», un «créateur», un futur Gide, un aspirant à la «grandeur». Witold peut en revanche jouer avec toutes les identités, toutes les formes… et avec l’Art… Ruse de la raison polonaise: il est donc plus «juif» que Bruno qui ne l’est pas assez de l’être trop, «gnome» de Drohobycz fasciné par la tradition nationale, à laquelle il désire s’intégrer (il recevra d’ailleurs en 1938 le Laurier d’or de l’Académie Polonaise…). Jouant là hégeliennement (la célèbre dialectique du maitre et de l’esclave) avec toutes les formes de l’immaturité (jusque à la vulgarité) toutes les immaturités des formes (leur vulgarité de fond)lui volant littéralement ce qu’il nommera plus tard, repensant à son ami, «le rapport juif à la forme», le jeu avec toutes les identités. Sa «forme» littéraire fut tout de suite la parodie, confie-t-il en 1968 à Dominique de Roux. dans leurs entretiens ( Testament )
En 1938, Bruno Schulz qui, un an auparavant, a illustré la première édition de Ferdydurke fait une conférence inégalée sur le roman «Voilà bien longtemps déjà que nous sommes déshabitués de phénomènes aussi bouleversants, d’explosions idéologiques d’une envergure telle que le roman de Witold Gombrowicz Ferdydurke. Nous nous trouvons ici en présence d’une manifestation exceptionnelle du talent d’écrivain, d’une forme et d’une méthode romanesques neuve et révolutionnaire, et en fin de compte d’une découverte fondamentale: l’annexion d’un nouveau domaine de phénomènes spirituels, domaine jusqu’alors livré à l’abandon, que nul ne s’était approprié et où s’ébattaient en toute indécence la plaisanterie irresponsable, le calembour, l’absurdité». Mieux que Proust et Freud, plus loin qu’eux ajoute-t—il en note: c’est un peu comme si le ça avait écrit le roman du moi et du surmoi, l’immaturité celui des formes. «Par le chemin de la pathologie, de sa propre pathologie», Gombrowicz nous livre «l’inventaire de l’escalier de service de notre moi» (allusion à une des nouvelles des Mémoires du temps de l’immaturité), l’irruption du corps immature met à jour l’envers de toutes les formes, leur vérité de décors: c’est justement tout le sujet de Ferdydurke. Les corps instables du sujet, de la nation, de la littérature s’y opposent aux formes qu’ils sécrètent, à leur version religieuse à majuscules: le Moi la Patrie la Bibliothèque «(...) mon labyrinthe ne rejoint-il pas en secret le labyrinthe de la nation?», dira-t-il dans la préface de la Pornographie. Dans cette oeuvre la vulgarité n’est nulle part parce qu’elle est partout, verso des formes et recto de l’immaturité …


DIEU EST MORT CHANGEMENT DE DECOR

Biographe du pays, Norman Davies a pu décrire la Pologne comme le «terrain de jeu de Dieu». La Pologne? un pays sans cesse partagé, déplacé, corps morcelé aux parties qui menacent toujours de redevenir autonomes et plus importantes que le tout. Un pays ou Dieu est plus mort (ou vivant – un pape récemment même) qu’ailleurs. De son coté, Gombrowicz écrit: «Tel qu’il s’est élaboré en Pologne au cours de siècles d’Histoire, je comprends le catholicisme polonais comme un transfert sur quelqu’un d’autre – Dieu en l’occurrence – de fardeaux surhumains (...) Dieu et nul autre nous menait par la main – c’est à ce fait que j’imputais notre immobilisme au sein de l’Histoire et notre impuissance sur le plan culturel.». Comme Samuel Beckett Henri Michaux ou Jean Genet, Gombrowicz est au vingtième siècle un des grands écrivains de la «mort de Dieu»(à Vence dans les dernières années, il lui arrive de se dépeindre en Nietzsche à Sils-Maria). Carnavalesque: «La carnavalisation n’est pas un système extérieur fixe qui se superpose à un contenu préexistant mais une forme extrêmement souple de vision artistique, une sorte de principe heuristique permettant des découvertes nouvelles jusqu’alors insoupçonnées» écrit Mikhail Bakhtine. C’est en effet la pensée du théoricien russe (Rabelais et le carnaval, la polyphonie chez Dostoïevski– deux auteurs qui se situent, pourrait-on dire, au commencement et à la fin de la «mort de Dieu») qui peut aujourd’hui nous fournir la plus juste description de «l’entropologie » de Witold. Désormais, l’Entre remplace l’Autre, le Jugement Dernier est permanent. Athéisme généralisé. Dans «l’église inter humaine», Gombrowicz donne les réponses de Rabelais aux questions de Dostoïevski…Comme avant lui Alfred Jarry («en Pologne c’est à dire nulle part») ou l’irlandais James Joyce (des articles sur les deux écrivains sont lisibles dans Varia 1) Dieu est mort, changement de décor.
«La partie fondamentale du corps le bon cucul bien familier est à la base, c’est avec lui que l’action démarre. De lui comme d’un tronc dérivent diverses ramifications» écrit Gombrowicz dans Introduction à Philidor (Schulz le dessine) qui est un étonnant traité du corps littéraire mais pas seulement inclus dans le roman. Le corps de Gombrowicz est un corps d’avant Descartes (union de l’âme et du corps sur fond de séparation bien réglée)… ou d’après Freud (l’enfant à la sexualité polymorphe des Trois essais). Désuni et morcelé (entre Bacon et Topor – des dessins de ce dernier ornent toutes les couvertures de l’édition espagnole des oeuvres chez Seix Barral, pas si loin du corps sans organes de Deleuze et Guattari) C’est dans Ferdydurke qui est d’abord un grand roman politique, tout entier situé dans un lycée de Varsovie où se prépare l’examen de maturité (le bac) écrit de 1935 (la mort du maréchal Pilsudski) à 1937 qu’il se déplie: on y assiste au réveil et au retour forcé en classe de l’immature Jojo Kowalski (on pourrait traduire Jacques Martin), il fait imploser les trois tentations nationales du pays redevenu indépendant en 1918. Trois personnages conceptuels les incarnent: Pimko le vieux professeur de Cracovie qui ressasse la poésie romantique (Slowacki) l’ identité nationale atavique, culture morte, patrimoine qui se donne comme nature (Jojo est contre), Zuta Lejeune, la «lycéenne moderne», sa «modernité» -un mixte de New Deal, d’Allemagne nazie et d’URSS- vit cette culture comme une nature; elle rêve de «faire un enfant naturel dans un buisson». Amoureux, contre-tout contre elle .Jojo traduit ses poèmes avant-gardistes en «mollets, mollets, mollets». Enfin, Tintin le valet de ferme au pied nu: Jojo tout contre mais vers quel devenir? On peut y voir aussi bien l’anticipation du communisme polonais que son contraire). Trois fois la vulgarité (des situations, des mots) sert d’arme pour démasquer la vulgarité des formes sociales: moquerie, tendresse ironique, fascination. Exemple: le duel de grimaces des lycéens parodie la messe. Le titre du roman Ferdydurke lui-même pastiche une parodie dans Babitt: Sinclair Lewis, prix Nobel 1930, ironise sur un nommé Freddy Duke (l’église inter-humaine est doublée d’une église intertextuelle qui inclut classiques scolaires, avant-gardes étrangères imitées, et littérature populaire) ….Maitres mots du livre qui disent quelques années avant Sartre que «l’enfer c’est les autres»: faire une gueule, être cuculisé (les deux sont aujourd’hui passés dans la langue polonaise).

VULGARITE DE LA PATRIE ( DEUX FOIS)
C’est le succès de Ferdydurke qui fut à l’origine de l’invitation de l’auteur en Argentine, à l’initiative d’un jeune fonctionnaire nommé Jerzy Gedroyc qui fondera après la guerre la revue Kultura laquelle hébergera le Journal à partir de 1953, adressé à la Pologne communiste et à la diaspora…. Et d’une trajectoire unique dans la littérature du XXe siècle, qu’il ne cesse de penser dans ce journal et les innombrables préfaces, adresses au lecteurs, articles, repris ou non dans celui-ci. Toute sa vie Gombrowicz s’adresse aux «ferdydurkistes». Quatrième des huit caractéristiques de «l’homme gombrowiczien» défini en 1957: «un homme dégradé par la forme, jamais abouti, jamais instruit ni mûri jusqu’au bout». Parti pour trois semaines en Argentine, il y restera vingt-trois ans ans, il pourra y vivre «en vrai» son immaturité ( notamment sa sexualité au parc du Retiro). Extension du domaine de la vulgarité si encore une fois on se situe à l’extérieur de l’oeuvre (grossièreté sexuelle, popularité sociale, parodies littéraires). Du bas en haut.
Comme dans les nouvelles et le roman, après 1939 le conflit de l’Immaturité et des Formes, la première secrète les secondes et s’y soumet. Non plus seulement dans la fiction mais dans les réalités du monde tout court. Après-guerre, il y a une continuité sans faille (des constantes) du corps morcelé du narrateur de Ferdydurke jusqu’à l’apothéose de Cosmos, (1965) dans celui-ci le corps du monde décor des décors qui se disloque. Via les deux romans composés en Argentine. dont le désir est la question et la seconde guerre mondiale le territoire, le corps de la patrie, diaspora en guerre, guerre en Pologne tous deux parodies «vulgaires» de genres, populaires, ici d’un classique aristocratique la gaweda du dix-huitième siècle et là «du roman de province polonais». Là encore, la vulgarité du bas révélant celle du haut.… Dieu est mort, et avec lui le décor comment donc «faire corps». C’est de chaque corps pris dans l’église inter-humaine qu’on peut suggérer qu’il constitue pour lui-même une sorte d’église intra-humaine. Le corps individuel n’est plus sûr de sa forme… Alors comment «relier» en nation, en société, des sujets déjà si peu cohérents pris un à un? Comment avoir un «visage» et non une «gueule», puisque je ne suis plus à l’image de Dieu? Au centre des deux romans la question de l’amour (Gombrowicz n’en parle que pour le rejeter), ou de l’érotisme et-ou de la « pornographie» («la métaphysique appelle la chair. Je ne crois pas en une philosophie non érotique».)
Trans-Atlantique (1950):«Un roman tourné vers la Pologne depuis la terre argentine», «un navire corsaire qui porte en contrebande un lourd chargement de dynamite, destiné à faire exploser le sentiment national toujours en vigueur chez nous18». Le livre s’ouvre sur une réception en pleine guerre à la légation polonaise à Buenos-Aires. Au Pimko de Ferdydurke succède le raffiné Jorge-Luis Borges «qui se raffine toujours davantage», un peu son équivalent planétaire (en beaucoup plus complexe ), idole de la revue Sur de Victoria Ocampo. A Tintin, le valet du même livre, le puto (pédé) Gonzalo: «C’est un métis, né en Lybie, père portugais, mère persano- turque, et il se nomme Gonzalo (...) Ni lui ni elle, créature hybride qui n’a plus figure d’être humain» Sa maison? Un cabinet de curiosités. Ses animaux? Un zoo de chimères. Sa bibliothèque? Le contraire de la Bibliothèque de Babel de Borges «une orgie d’ouvrages, une véritable orgie! J’ai engagé des lecteurs et je les paie à prix d’or car j’ai honte que tous ces livres moisissent là non lus, mais il y en a trop, les lecteurs n’arrivent pas à tout lire même en s’y appliquant à longueur de journée. Le pire c’est que les livres se mordent l’un l’autre et qu’ils finiront par s’entredévorer comme des Chiens» Contre les patries, Gonzalo invente à son image une utopique «filistrie», exactement ce qu’Edouard Glissant nommera la créolisation …
Symétrique de ce point de fuite vers l’humanité future , on doit lire La pornographie comme le roman du point de vue sur l’humanité présente : «tentative pour renouveler l’érotisme polonais» dit l’auteur «un cas particulièrement grinçant du monde ferdydurkien», constitue l’autre versant (intime) de la filistrie de Trans-Atlantique, dans une campagne polonaise aux allures de « décor de théâtre» (sic). A l’origine, la chute de Dieu lui-même. Dans la préface du roman, on trouve ces considérations mi-pascaliennes, mi-nietzschéennes: «Une des scènes les plus explicites c’est celle de l’église, où la cérémonie de la messe s’effondre sous l’effet de la conscience tendue de Frédéric et où avec elle s’effondre Dieu-l’absolu, tandis que, des ténèbres et du vide cosmique, sort une nouvelle idole terrestre, sensuelle, faite de deux êtres mineurs mais qui forment un cercle fermé — car ils subissent une mutuelle attraction.». Qui va être mis en mouvement par «deux messieurs d’un certain âge tiraillés vers le bas… vers la chair, les sens, la jeunesse»: le couple Witold-Frédéric répète dans la Pologne en guerre le couple Witold-Gonzalo, et les chassés-croisés du désir adviennent sur le corps de la patrie meurtrie entre différentes fractions de la Résistance, comme ils l’ont fait sur celle de la filistrie imaginaire…


LES COULISSES DU MONDE

«Il existe une différence subtile et néanmoins fondamentale, entre ma manière d’écrire et celle des autres auteurs, qui ne consiste pas en une différence de forme, mais plutôt en un rapport différent à la forme». Dès les nouvelles des Mémoires du Temps de l’Immaturité, l’incertitude des corps faisait basculer le corps des genres. Idem dans Les envoutés roman fantastique publié en 1939 sous pseudonyme dans la presse polonaise de province. En revanche les interrogations de Ferdydurke à l’échelle de la réalité (les formes) et du monde(l’immaturité), trouvent dans Cosmos à se déployer à une toute autre échelle: «roman policier normal quoiqu’un peu rugueux», «Cosmos introduit de façon ordinaire à un monde extraordinaire en quelques sortes aux coulisses du monde» à l’envers de tous les décors, le roman d’énigme (entre le Conan Doyle du Chien des Baskerville et l’Agatha Christie du Meurtre de Roger Ackroyd que Gombrowicz connaissait par coeur) se transforme en un traité d’ontologie générale: Witold et Fuchs deux vacanciers venus de Varsovie vers une auberge de Zakopane dans la « montagne magique » des Carpates et ses pensionnaires, vont en cascade de surprise en surprise: à partir d’un moineau pendu sur le chemin et de la bouche déformée d’une servante. «On hésite à appeler «histoire» une telle …accumulation et dissolution …continuelle d’éléments», le monde (Wittgenstein ) ou le réel (Lacan) disloquent la réalité et le roman. Au centre du livre: le personnage conceptuel de l’aubergiste Léon Wojtis le seul de toute l’oeuvre à assumer son immaturité comme une forme, sa vulgarité comme une noblesse: sous Pickwick ou Peeperkorn16 (Pimko), se dissimule «un Faune, un César, Bacchus, Héliogabale, Attila». Il ressasse le plus clairement du monde le credo anti-platonicien du livre («on est comme on est», «rien est justement ce qui fait toute la vie»), et développe la morale épicurienne qui va avec: «Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a», chante à-t-il à deux reprises (on le sait, la morale épicurienne est tout sauf «épicurienne»). Et la détaille: rien de tel que les «petits plaisirs» onanistes de l’immaturité.
Kot Jelenski , ami et commentateur , voit dans Gombrowicz un usager de tous les niveaux d’une langue polonaise tout sauf atavique. A l’arrivée c’est la langue elle-même qui est atteinte par Léon Wojtis: ses ritournelles («tri-li-li», «je suis correct et tutti frutti», «miam-miam et am stram gram», «berguement avec mon berg dans toute la bemberguité de mon bemberg»). Dans la montagne il célèbre le souvenir d’une bamboche d’il y a vingt-sept ans. «Combien de phrases peut-on créer avec les vingt-six lettres de l’alphabet? Combien de significations pouvait-on tirer de ces centaines d’herbes, de mottes, et autres détails17?» Nous sommes entre Lucrèce et Jean-Pierre Brisset. Loin des néologismes (gueule, culcul). dans un passage à la limite, celle où un athéisme absolu requiert l’immaturité non seulement de la littérature, mais des mots, la mise à mal, disait Nietzsche, de la grammaire. La vulgarité sexuelle et sociale devient celle du monde et des mots. Je renvoie à sa magnifique incarnation par Jean-François Balmer dans l’adaptation d’Andrzej Zulawski en 2015.
Il n’y a pas de «philosophie gombrowiczienne» mais un usage «des» philosophies que Gombrowicz entrechoque en «consommateur» (le mot est de lui) averti. Gombrowicz est un romancier-philosophe. Comme Ferdydurke déconstruisait Descartes, Cosmos déconstruit Platon. Gombrowicz parcourt a rebours l’histoire de la philosophie. Déjà les deux contes inclus dans Ferdydurke (Philidor et Philibert) il parodie Kant (analyse et synthèse). Et on sait que quatre livres de philosophie emplissaient sa valise lors du retour en Europe en 1963. Et qu’in extremis, il donna des Cours de philosophie en six heures un quart à Dominique de Roux et Rita. On sait moins que Sartre, plus de vingt ans durant, va fonctionner pour Gombrowicz, qui a reçu très tôt le choc de L’être et le néant, comme le contemporain capital intime, l’interlocuteur souhaité «Codificateur de mes pensées», dit-il à Dominique de Roux; L’Immaturité précède les Formes comme l’existence précède l’essence… Au même moment, en 1966, il quête , via Maurice Nadeau, la reconnaissance de Michel Foucault: «Je suis structuraliste comme je suis existentialiste»écrit-il. Structuraliste non de la chaire mais de la chair … et de la rue: vulgaire si on veut

CONTRE LES POETES , POUR LES ACTEURS

Adossé à la philosophie, l’art du roman de Gombrowicz se dresse avec «vulgarité» contre toutes les formes de religion littéraires. A l’Église interhumaine, correspond je l’ai dit, une véritable Église intertextuelle, un art de l’entre, un art «entre»: le contraire d’un art de l’Autre qui ferait de la littérature le sacré nouveau. Au corps morcelé tout court, correspond tout de suite, le corps morcelé du roman, genre impur, qui peut contenir, exhiber, organiser le «faire corps» de toutes les esthétiques incompatibles , «un sac» disait de son côté Witkiewicz. Gombrowicz a souvent dit rêver d’ écrire un «roman pour cuisinières».
Adversaire principal: la poésie qui est une littérature qui adhère à elle-même, la littérature faite nation, encore plus dans la Pologne partagée, ou tout au long du XIXè siècle, elle en a tenu lieu. «Presque personne n’aime les vers et le monde des vers est fictif et faux». Déjà présent dans Ferdidurke, sujet d’innombrables conférences, Contre les poètes est un manifeste politique autant que littéraire. En 1956 il trouve sa place ans le Journal. Contre les poètes, l’argument est double: le «genre et le milieu», critique interne, critique externe: Le sucre et la messe «je n’aime pas le sucre pur», «la messe est déserte14»... Cette charge, on la retrouve omniprésente au centre des trois pièces: dans Yvonne, « la Reine secrètement graphomane, ne peut plus se cacher à elle-même l’horreur que lui inspirent ses propres poèmes: elle découvre qu’ils ressemblent à Yvonne» ; dans Le Mariage, le chambellan présente au roi Paul Valéry et Rainer Maria Rilke: «(...) ces poètes incomparables de profondeur et de grandeur ne peuvent, justement à cause de leur grandeur et de leur pro- fondeur, être appréciés de personne sauf d’eux-mêmes»; enfin dans Opérette, les vers de mirliton sont un bon contrepoison. Déjà Paul Valéry en culottes courtes faisait une apparition dans le journal. Sociologie et esthétique se confondent. Ce n’est que d’un point de vue extérieur que l’on peut parler de «vulgarité» …
En revanche, justement, le théâtre correspond à ce qui est la définition gombrowiczienne de l’homme. C’est un éternel acteur, mais un acteur naturel, car son artifice lui est congénital, c’est même une des caractéristiques de son état d’homme; être homme veut dire être acteur, être homme, c’est simuler l’homme, “faire comme si” on était homme sans l’être en profondeur, être homme c’est réciter l’homme». De tout cela ses trois pièces, Yvonne princesse de Bourgogne (1935), Le mariage (1947), Opérette (1966) comme les charnières de l’oeuvre et une démonstration en trois temps, une trilogie qui passe de Shakespeare à Offenbach. «Toute mon œuvre artistique, mes romans autant que mes contes, c’est du théâtre. Dans presque chacun de ces ouvrages, on trouvera un régisseur qui organise l’action; et mes personnages ont des masques». Je propose «athéâtre», lecteur de Shakespeare, il situe toutes ses pièces à la cour ( Autriche-Hongrie, Pologne, France). En 1935 dans Yvonne le spectateur est complice de la cour: le prince Philippe veut épouser Yvonne, celle-ci fidèle au Christ et aux mathématiques, idiote à la manière du prince Muychkine, est «facteur de décomposition»: «mollichonne», « bonne à tout faire», des membres de la cour qui finissent par l’assassiner. Dans Le mariage :qui s’ouvre à l’ombre des «fragments d’une église mutilée» et où pour la première fois, l’église inter-humaine est nommée, l’intrigue se déroule dans la tête d’ Henri, prince-philosophe. « Je pense ici à l’action, à son écoulement titubant, somnambulique et fou d’une scène à l’autre. On dirait que la pièce marche, qu’elle avance comme un ivrogne ou un fou.». «Personne. Rien. Moi seul / Moi seul / Moi seul» . Dans Opérette, l’auteur lui-même, joue avec la «divine idiotie» du genre pour décomposer les idéologies. Yvonne y est littéralement retournée: comme si Yvonne la «mollichonne» écrivait, elle-même sur la vie de la cour et se métamorphosait en Albertinette la «mignonnette» à la nudité triomphante. Victime sacrifiée en 1935, l’idiotie est devenue l’arme absolue: « si tout est idiot, alors je ferai aussi de moi un idiot, telle sera ma vengeance humaine, ma protestation d’homme» commente Gombrowicz en 1967. «Enfermer dans l’opérette une certaine passion, un certain drame, un certain pathos, sans pour- tant enfreindre sa bêtise sacrée, en voilà un problème et de taille!». Vulgarité au carré.

LE PIED NU
Dans une préface (retirée) des Mémoires du temps de l’immaturité, on pouvait lire en 1933 (sic): «Pour ce qui concerne en particulier l’élément sexuel, la place qui lui est accordée résulte de l’esprit du temps qui, hélas, souligne de plus en plus l’interaction de la sphère sexuelle et de la sphère spirituelle: la prépondérance de la cruauté et de la répulsion, surtout, résulte à mon avis, de ce que leur rôle dans la vie dépasse nos rêves les plus audacieux. Je songe cet égard à Hitler». Peu après, il déclare: «Nous vivons un temps de réformes violentes et d’évolution accélérée, une époque où des formes jusqu’à présent stables et définies sont en train d’éclater sous la pression du quotidien. Tout le bouleversement de la hiérarchie qui naguère encore régissait l’individu autant que la collectivité fait qu’un sombre océan d’éléments immatures et sauvages nous oppresse avec une force accrue et, en nous refoulant vers une sorte d’ «adolescence récurrente», il nous oblige une violente révision de notre comportement tout entier». Difficile de ne pas lire là le programme de toute l’oeuvre de ce «polonais exacerbé par l’histoire». Difficile de ne pas y entendre par anticipation les échos de nos débats d’aujourd’hui (il y a du Zemmour latent chez le pickwickien Pimko, du Preciado en germe chez la désirable Zuta).
En marge des trois pièces, une quatrième, restée à l’état de brouillon peut-être lue comme leur vérité et la plus directe de l’affrontement Immaturité-Formes: Histoire légèrement antérieures (1951) à la genèse de La Pornographie. Elle se déroule (on retrouve Ferdydurke ) dans un conseil de classe qui se confond avec le tribunal du monde et mêle tous les corps sociaux,.famille, nation, avec Pilsudski, Hitler, et Staline. Tous s’y révèlent, s’y décomposent sous le regard du pied nu de Witold ,exhibé lors d’un examen de maturité-conseil de révision. Celui-ci dissout toutes les bottes, bottes de cuir, bottes mentales. Last but not least, depuis 2016, Kronos le journal très intime , un peu son « disque dur » enfin révélé par Rita confirme Histoire: L’incipit de Kronos est le même que celui de la pièce, de nouveau l’examen de «maturité», l’entrée irréversible dans les Formes et la Culture. Au fil des pages, Kronos devient de plus en plus une sorte de journal du pied nu, le journal d’un corps, d’une «pathologie» comme disait Bruno Schulz: vie de bureau de l’employé au Banco Polaco de Buenos-Aires lectures, musique, tabac, échecs… Des rubriques et une comptabilité clôturent chaque année: santé (eczéma, asthme, hypocondrie), argent, littérature, érotisme – le plus souvent masculin: la «vulgarité» sexuelle-sociale-littéraire d’une existence qu’aucune essence ne peut tenir , d’un corps immature qu’aucun décor ne peut contenir.

Source https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=9564&menu=0

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