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Jelenski : Witold, le héros et l’auteur

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L’Histoire (Opérette)
Historia (Operetka)

 

Jelenski : Witold, le héros et l’auteur

Constantin Jelenski : Witold : le héros et l’auteur, chapitre du texte De “L’Histoire” à “Opérette”, traduction française disponible Witold Gombrowicz Théâtre, éd. Gallimard, coll. Folio, Paris, 2001.

Extrait :


« Dans tous mes romans et dans toutes mes pièces — disait Gombrowicz dans son interview avec Piero Sanavio — il y a un personnage qui sait tout, qu’on pourrait appeler le metteur en scène. » Ce metteur en scène, c’est, bien entendu, Gombrowicz lui-même dans une de ses incarnations. D’habitude, il arbore un masque, confondant ses traces à tel point que son incarnation intime n’est pas le personnage nommé « Witold » ou « Gombrowicz », mais le double qui l’accompagne. Dans La Pornographie, le metteur en scène véritable n’est pas Witold, mais Frédéric. Dans Cosmos, ce n’est toujours pas Witold, mais Léon. Ce n’est que dans Trans-Atlantique que Witold, le narrateur, est bien le metteur en scène, mais là encore il confie à son double, Gonzalo, l’initiative de certaines entreprises cruciales (et, en premier lieu, l’idée de remplacer la « Patrie » par la « Filistrie »).
L’Histoire est ici une exception, car Witold en est non seulement le « metteur en scène » (il dirige l’action, il provoque les autres, en leur imposant des formes nouvelles), mais il y parle avec sa propre voix et — qui plus est — assume, dans son rôle de « Va-nu-pieds », la dimension « symbolique » de la pièce. C’est trop pour un seul personnage, et il n’est pas étonnant qu’il ait distribué ces fonctions, dans Opérette, entre plusieurs personnages. Jan Blonski, un des meilleurs critiques polonais de l’œuvre de Gombrowicz, a fort justement remarqué, dans son essai sur Opérette (Dialog, n°6, Varsovie, 1971), que le porte-parole de l’auteur y est Flor, la « mise en scène » confiée aux Chapardeurs, la fonction symbolique à Albertinette.
On est, d’ailleurs, frappé par la similitude du point de départ dans Ferdydurke et dans L’Histoire. Dans le roman, l’auteur, âgé de trente ans, s’identifie avec le narrateur, transformé en écolier. Dans la pièce, l’auteur, âgé de quarante-cinq ans, parle en son propre nom, mais par la bouche d’un Witold de dix-sept ans, à la veille de son baccalauréat. Ici et là, le même procédé exprime la découverte fondamentale de Gombrowicz concernant la coexistence chez l’homme de la « maturité » et de l’« immaturité » : chacun de nous est « cousu d’enfant ». Ce point de départ conduit, ici et là, à une série picaresque d’aventures, qui ont pour toile de fond la société polonaise d’avant-guerre dans Ferdydurke, les événements de notre siècle dans L’Histoire.
Mais il y a un autre dénominateur commun, plus essentiel. Dans sa conférence sur Ferdydurke, Bruno Schulz remarqua que Gombrowicz était arrivé à écrire son livre « non pas à travers le chemin commode et pacifique de la connaissance spéculative, mais à partir de sa pathologie propre. » Or, le thème caché de L’Histoire me paraît être précisément la transformation d’une pathologie privée en une mission universelle (ce serait donc une pièce sur les sources et l’aboutissement de l’œuvre de Gombrowicz).
Nulle part ailleurs (même dans Trans-Atlantique), il n’est allé si loin dans la confession intime. Dans son Journal, il se limite à des images généralisées (« mes sources font jaillir la honte, comme des fontaines »). Ce n’est qu’en 1967, seize ans après avoir écrit L’Histoire, que Gombrowicz, déjà armé de son renom universel, indiquera, dans Entretiens, certains fondements secrets de son œuvre : « Moi, anormal, tordu, dégénéré, abominable et solitaire, rasant les murs [...] d’où pouvait donc venir cette dissolution intérieure qui faisait de moi, garçon plutôt rieur, un disgracié ami de toutes les aberrations de l’existence ? »
Ces « sources honteuses » sont le point de départ de L’Histoire. Il y déclare à sa famille :
« Dans votre poubelle,
Sur vos ordures,
C’est là qu’est ma place.
Il se peut que je sois un sale dégénéré
Mais je n’ai que faire de vos histoires. »
Plus révélatrice encore, cette analyse de la forme de sa propre pensée, qu’il associe, dans une perspective abhumaniste, à la nature plutôt qu’à la culture, analyse qui, d’une façon tout à fait inattendue, est faite par le personnage du Père-Professeur :
« ... Il ne croit
En rien, refuse les croyances, est insensible à la foi,
Il se méfie de la raison. Le monde, pour lui,
N’est qu’une aventure aléatoire, une trame
Sans chaîne... Il vit à l’aveuglette
Comme une taupe aveugle ! Tout comme
L’amibe tend vers la lumière, sa pensée
Tend vers la vérité...
Il a peu de lectures, et pourtant
Il sait des choses... Mais que sait-il ?
Il a un savoir.
Mais quel savoir ?
Peut-être pressent-il quelque chose...
Peut-être discerne-t-il quelque chose... »
Mais cette « taupe aveugle », cette « amibe », c’est aussi l’« égocentriste » : « Il ne peut imaginer qu’il n’est pas le nombril du monde... »
Ce sentiment à la fois de néant et de toute-puissance, Witold l’exprimera dans le monologue du premier acte, qui transformera le garçon aux pieds nus en Va-nu-pieds chargé d’une mission historique (tout comme le « garçon qui rasait les murs » se transformera lui-même en l’auteur d’une œuvre universelle) :
« Je suis
Et sur mes épaules Tout repose. Je porte
Tout ! Ah ! comment est-ce possible que je sois à la fois
Si immature et si mûr ! Mon Dieu,
Mon Dieu, mon Dieu... mon Dieu aux pieds nus,
Mon Dieu va-nu-pieds,
Sauve-moi de mon désarroi ! »
Ces paroles sont écrites par un écrivain mûr, mais cousu de cet enfant même qui les profère, un écrivain « suspendu entre le Jeune et Dieu », mais un Dieu qui serait, comme lui, pieds nus.