Kundera : "Ferdydurke", la nuit de noces de la philosophie et du roman
Milan Kundera, Les testaments trahis, neuvième partie : « Là, vous n’êtes pas chez vous, mon cher », éd. Gallimard, Paris, 1993.
Extrait :
Ferdydurke a été édité en 1937, un an avant La Nausée, mais, Gombrowicz inconnu, Sartre célèbre, La Nausée a pour ainsi dire confisqué, dans l’histoire du roman, la place due à Gombrowicz. Tandis que dans La Nausée la philosophie existentialiste a pris un accoutrement romanesque (comme si un professeur, pour amuser les élèves qui s’endorment, décidait de leur donner une leçon en forme de roman), Gombrowicz a écrit un vrai roman qui renoue avec l’ancienne tradition du roman comique (dans le sens de Rabelais, de Cervantes, de Fielding) si bien que les problèmes existentiels, dont il était passionné non moins que Sartre, apparaissent chez lui sous un jour non-sérieux et drôle.
Ferdydurke est une de ces œuvres majeures (avec Les Somnambules, avec L’Homme sans qualités) qui inaugurent, selon moi, le « troisième temps » de l’histoire du roman en faisant ressusciter l’expérience oubliée du roman prébalzacien et en s’emparant des domaines considérés naguère comme réservés à la philosophie. Que La Nausée, et non pas Ferdydurke, soit devenue l’exemple de cette nouvelle orientation a eu de fâcheuses conséquences : la nuit de noces de la philosophie et du roman s’est déroulée dans l’ennui réciproque. Découvertes vingt, trente ans après leur naissance, l’œuvre de Gombrowicz, celles de Broch, de Musil (et celle de Kafka bien sûr) n’avaient plus la force nécessaire pour séduire une génération et créer un mouvement ; interprétées par une autre école esthétique qui, à beaucoup d’égards, leur était opposée, elles étaient respectées, admirées même, mais incomprises, si bien que le plus grand tournant dans l’histoire du roman de notre siècle est passé inaperçu.