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Glowinski : L’art des essais

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Glowinski : L’art des essais


Michał Głowiński : essai La diatribe de Gombrowicz, dans Gombrowicz ou la Parodie constructive, trad. Maryla Laurent, éd. Noir sur Blanc, Paris, 2002. Sur « Contre les poètes » et « Sienkiewicz ».

Extrait :



L’étude du rôle de l’essai chez Gombrowicz ne se limite pas à l’étude des articles écrits avant la Seconde Guerre mondiale, et aux fragments d’essais insérés dans les romans : il est impossible de laisser de côté le Journal lorsqu’on aborde cette question. Dans les travaux consacrés au Journal, il n’est pas rare de lire que celui-ci constitue en fait un grand cycle d’essais. L’interprétation est justifiée dans la mesure où un journal est une structure hybride, il peut coexister avec d’autres formes d’expression. Par ailleurs, un journal écrit, non pas à l’intention d’un petit-fils lointain qui le retrouverait au fond du tiroir secret d’un bureau, mais aux fins d’une publication suivie dans un mensuel, se prête particulièrement à dériver vers l’essai au fil de tel ou tel passage. Il s’y prête également, parce que les écrits qui le composent se réfèrent à des modèles d’expression culturellement confirmés. L’essai est l’un de ceux-là. Je ne traiterai pas ici de la question du journal en général et du Journal de Gombrowicz en particulier en tant que forme d’essai. Dans cette étude, il suffira de retenir que cet opus magnum de Gombrowicz qu’est son Journal s’inscrit, sans aucune hésitation ou réserve, comme contexte incontournable de ses essais.
Les deux essais les plus connus et aux plus vastes résonances, Contre les poètes et Sienkiewicz, révèlent leur relation étroite avec le Journal, ne serait-ce que parce quel’auteur les a insérés comme addenda au premier volume de son Journal. Des raisons éditoriales en ont décidé ainsi, mais pas seulement. Gombrowicz leur accordait une importance particulière, ils étaient en concordance avec la tonalité d’ensemble du Journal, avec les prises de position qu’il exprimait, le jeu particulier avec le lecteur qu’il menait systématiquement, mais, en outre, les deux essais élargissaient notablement l’éventail des questions soulevées. Leur relation réciproque est également intéressante.
En apparence, ils sont foncièrement distincts puisqu’ils envisagent des problématiques divergentes, abordées sous des angles très différents. Et pourtant, leurs différences évidentes ne permettent pas de ne pas remarquer qu’il y a entre eux une proximité et des analogies même lointaines. Il faut s’y arrêter. Une ressemblance s’impose d’emblée et elle ne saurait être écartée. Dans les deux cas, le sujet des réflexions appartient à ce qui est considéré comme relevant de valeurs établies comme la poésie d’une part et, d’autre part, la création littéraire d’un écrivain, Henryk Sienkiewicz, qui charme le public polonais au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle, et ce public est loin d’être exclusivement composé de grands lecteurs. Parmi les adorateurs du premier prix Nobel de littérature polonais se trouvent des lecteurs qui, de leur vie, n’ont ouvert aucun livre d’un autre auteur polonais ou étranger. Et aucun texte ne leur a valu des émotions aussi intenses, ne les a fascinés autant que ces romans historiques relatant des hauts faits du XVIIe siècle. Dans les deux essais, Gombrowicz ne fait pas l’inventaire de ces valeurs avec bienveillance, et s’il ne les dénigre pas totalement, il n’en met pas moins l’accent sur ce qui, selon lui, est une erreur, une fausse conviction ou du moins une illusion. Il écrit des textes aux relents polémiques au point que son second essai aurait pu avoir également un titre calqué sur le premier : « Contre Sienkiewicz ». Néanmoins, l’objet de la polémique (ou de la critique) porte plus sur l’attitude du public envers la poésie et le lauréat du prix Nobel - une attitude irrationnelle, fondée sur des approches impossibles à conceptualiser, renvoyant à des opinions fortement enracinées dans le passé et jamais remises en question, comme si elles devaient rester valables toujours et en tout lieu -, qu’il ne porte sur la poésie et Henryk Sienkiewicz.
Il ne fait aucun doute, et c’est aussi un lien entre les deux essais, que, par-delà la poésie et par-delà Sienkiewicz, émerge clairement une problématique plus vaste, plus importante pour Gombrowicz. La joute contre les poètes ne concerne pas seulement la poésie, celle contre Sienkiewicz ne s’inquiète pas uniquement du rôle de l’écrivain dans la culture, la conscience et l’imagination polonaises. Dans le premier cas, l’enjeu est une certaine approche de la littérature, une vision générale de celle-ci ; dans le second cas, une vision de la culture polonaise, mais indirectement là aussi — ce thème est important dans la manière dont Gombrowicz pense les questions artistiques -, et interroge le rôle de la culture de masse. Sienkiewicz n’est pas seulement un écrivain qui modèle remarquablement l’imaginaire national polonais, le pérennise et le popularise, mais il en est aussi le représentant. Il est donc possible d’affirmer que « Contre les poètes » est l’une des présentations majeures de l’esthétique gombrowiczienne, tandis que l’essai sur Sienkiewicz est l’une des présentations les plus remarquables de la sociologie de la littérature, comprise au sens large, de Gombrowicz. Une ressemblance de taille doit encore être signalée ici : les deux essais se situent au centre même de la pensée et de l’écriture de Witold Gombrowicz ; ils ne sont pas des communications fortuites. Le premier est directement rattaché à Ferdydurke, le second est en relation avec les nombreux passages du Journal dans lesquels l’auteur s’inquiète des particularités de sa culture nationale.